Europe : un enjeu de civilisation

Europe : un enjeu de civilisation

Par Charles Millon

    • Mis à jour le 17/04/2014 à 09:36
    • Publié le 16/04/2014 à 12:30
Paul DELORT / Le Figaro

FIGAROVOX/TRIBUNE : A l’approche des européennes, l’ancien ministre Charles Millon nous livre sa vision de l’Europe. Celle-ci, avant d’être un espace politique ou marchand, doit renouer avec ses fondements civilisationnels.


Charles Millon a été ministre de la Défense du gouvernement Alain Juppé, de 1995 à 1997.


La corruption des meilleurs engendre le pire, comme le savaient les Anciens. C’est peut-être ce qui menace le monde aujourd’hui si l’Europe ne se reprend pas. Je veux parler ici de la véritable Europe, non du monstre hybride de Bruxelles moitié techno moitié despote éclairé qui entend régler la vie de chaque citoyen dans chaque détail. Et qui dans le même temps est incapable d’assurer la protection de ses membres, de s’asseoir seule, comme une grande, à la table des négociations avec la Russie, ni même d’organiser la projection de troupes pour soutenir l’armée française en Centrafrique.

Cette impuissance a des causes profondes, qui sont nées de la trahison du projet européen originel. J’ai longtemps appartenu à cette famille politique proche de la démocratie-chrétienne, celle qui a posé les premiers fondements de l’Europe au lendemain de la guerre, espérant la vacciner à jamais contre le moloch national-socialiste et la retenir face aux sirènes communistes. C’est peu de dire que cette famille a disparu du paysage politique en France. Mais ses idées demeurent et elles sont révolutionnaires comme seule la tradition sait l’être.

Dans la grande bataille en cours qui verra l’Europe ou disparaître sous les traits d’un hypermarché sans identité, vassalisé encore plus par un Traité transatlantique que l’on négocie secrètement, ou recouvrer son identité, les grands partis dits de gouvernement ne seront d’aucun secours. Ils vont répétant leurs discours sur l’élargissement et l’intégration, gestionnaires du désastre.

Ailleurs, on va nous parler d’immigration, de surveillance des frontières ou de sortie de l’euro: de graves sujets qui touchent en effet profondément les populations d’Europe, et d’abord les plus pauvres. Mais ce sont des causes secondes et ceux qui les évoquent se gardent bien d’évoquer les causes premières: l’oubli des fondements propres de l’Europe. Le Front national nouvelle manière a non seulement conservé ses anciennes incohérences économiques mais y a ajouté l’oubli des racines spirituelles, intellectuelles, artistiques et religieuses de l’Europe.

La question n’est pas de nature économique: sur ce plan l’Europe est parvenue à organiser un grand marché unique même si cela s’est fait en ignorant trop souvent la vraie vie de l’homme, ses communautés immédiates de travail, de famille, d’ancrage local, de croyances, de culture, et d’amitié.

Nous ne sommes plus aujourd’hui confrontés à un problème de gouvernement, mais à un problème de l’existence humaine elle-même. C’est un vrai changement de civilisation qui est en cours.

Parce que compte tenu de la financiarisation de l’économie et de la compétition sans pitié entre les grands groupes, le travail est devenu progressivement la variable d’ajustement des restructurations d’entreprises.

Parce que dans un climat dominé par le matérialisme et le scientisme, la personne humaine devient l’objet d’expériences pour poursuivre la dernière des utopies: suppression de la différence homme/femme, volonté de créer des enfants de toutes pièces, eugénisme…

Parce que la personne humaine est devenue seconde ontologiquement par rapport à une nature qui a été déifiée.

Nous ne voulons pas de cette Europe de la consommation, de la technique, de cette Europe des robots dont parlait Bernanos.

A nous de trouver les moyens d’y résister. Européens, la civilisation est ce qui nous rassemble. Et pas n’importe laquelle: la civilisation européenne est la seule civilisation qui soit un jour effectivement devenue universelle. Car elle se fonde sur cette croyance que tous les hommes sont égaux en dignité quels que soient leurs origines, leurs races, leurs nations, leurs religions, leurs handicaps. Elle se réfère à une culture de vie et d’espérance. L’Europe est le creuset où se sont forgées deux valeurs fondamentales: la dignité de la personne et la liberté politique. Valeurs inventées par les Antiques et le christianisme et laïcisées par l’idéal révolutionnaire à travers toute l’Europe d’est en ouest. Ces valeurs, nous avons le devoir de les affirmer contre la folie du monde.




L’Algérie à la croisée des chemins

Même si la démocratie est loin d’y briller, même si la vertu de ses dirigeants est sujette à caution, l’Algérie demeure aujourd’hui, alors que le Sahel s’est embrasé et que les printemps arabes ont déstabilisé tout le nord du continent, un havre de stabilité pour l’Afrique et le versant méridional de la Méditerranée.

Mais les quinze dernières années de paix relative qu’a connues le pays, après la « décennie de sang » où la lutte féroce de l’armée contre les islamistes fit des dizaines de milliers de morts, pourraient dans les temps qui viennent n’être plus qu’un heureux souvenir.

Des forces contradictoires s’agitent dans ce grand pays qui n’arrive toujours pas à trouver son équilibre interne.

L’état du pays, pourtant riche en hydrocarbures et en minerais, demeure économiquement désastreux.

L’ordre règne, mais la prospérité reste confinée dans les cercles étroits de la clientèle des hommes de pouvoir.

Le taux de chômage des jeunes dépasse toujours les 20% selon les chiffres officiels, qui ne sont pas toujours fiables. Il pourrait être largement supérieur.

Dans un pays dont la population a plus que triplé en cinquante ans, et même si le taux d’accroissement naturel a tendance à diminuer ces dernières années, le logement, les infrastructures routières, scolaires ou hospitalières sont toujours trop rares, désuets ou défectueux.

Surtout, 98% des exportations du pays sont le fait des seuls hydrocarbures, une manne qui, si elle a permis à l’Algérie de se désendetter et de rétablir ses comptes, a tendance à diminuer avec le temps.

Les autres secteurs, comme l’agriculture, les industries ou les services, restent peu compétitifs.

Le pays qui du temps de la colonisation française était exportateur de matières premières alimentaires, doit maintenant importer 60% de sa consommation.

Enfin, l’administration qui fut longtemps le principal employeur du pays a été décimée avec le passage à l’économie de marché acté durant la décennie 90.

La corruption continue d’y régner et les divers blocages et pots‐de‐vin découragent les investisseurs extérieurs ou intérieurs.

Alors que ses deux voisins, le Maroc et la Tunisie, ont réussi depuis longtemps à développer une industrie du tourisme florissante, l’Algérie est encore balbutiante dans ce domaine et souffre toujours de son image de pays peu sûr, en état de guerre civile larvée.

Sur le plan purement géopolitique, l’Algérie aurait pourtant les moyens de jouer son rôle de grande puissance régionale.

Il lui faudrait déjà commencer par régler ses différends territoriaux avec le Maroc et envisager de créer une véritable union du Maghreb dont elle constituerait le centre.

Mais les rivalités nationales ne semblent pas s’apaiser avec le temps.

L’Algérie est surtout aujourd’hui en contact direct avec les régions sahéliennes où couve le feu islamiste.

Si elle a appris de sa malheureuse expérience avec les GIA à maîtriser sur son territoire le terrorisme, il lui reste à sécuriser les grands espaces désertiques du sud où prolifèrent les cellules nomades djihadistes nouvelle manière.

La chute de Kadhafi ayant entraîné la constitution de nombreuses cellules djihadistes dans la région, le risque de chaos n’est jamais loin.

Témoigne aussi de cette inquiétude du gouvernement algérien l’autorisation donnée aux avions français lors de l’intervention au Mali de survoler le territoire national, une exception pour un pays jaloux de sa souveraineté, surtout vis‐a‐vis de l’ancienne puissance coloniale.

Malgré elle, l’Algérie se retrouve aujourd’hui au centre du jeu complexe de l’Afrique du nord où ces trois dernières années toutes les cartes ont été rebattues, depuis l’Egypte jusqu’au Mali, en passant par la Libye et la Tunisie.

Si son gouvernement donne le moindre signe de faiblesse, nul doute que ses ennemis, intérieurs comme les autonomistes kabyles ou les islamistes, ou extérieurs comme les djihadistes, en profiteront pour rallumer la mèche du conflit.

L’Union européenne comme d’ailleurs toutes les autres puissances du monde qui y ont des intérêts, particulièrement les Etats‐Unis et la Chine, seront avisées de garder sur le pays un œil vigilant, sous peine de voir le chaos se répandre un peu plus.

Seul pôle puissant et stable de la région, avec le Maroc, l’Algérie demeure la clef d’une Afrique du nord et sahélienne apaisée.

Charles Millon




Iran

L’élection d’Hassan Rohani le 14 juin 2013, a soulevé de grandes espérances dans le monde entier.

Considéré comme un modéré, c’est‐à‐dire un centriste, à mi‐chemin des conservateurs à la botte des ayatollahs et des réformateurs comme l’ancien président Khatami, il serait l’homme idoine pour une reprise du dialogue avec un occident faisant bloc derrière Israël.

Pour avoir été en charge des négociations à propos du programme nucléaire au début des années 2000, il connaît très bien le sujet et semble vouloir jouer l’apaisement avec le groupe 5+1 (Chine, Russie, Etats‐Unis, Grande‐Bretagne, France et Allemagne).

Son élection au premier tour lui confère aussi une très grande légitimité auprès du peuple et même auprès des ayatollahs et devrait lui laisser les coudées franches, au moins un certain temps, pour normaliser les relations de l’Etat perse avec le reste de la planète.

L’isolement diplomatique de l’Iran depuis dix ans s’est doublé en effet d’un isolement économique, à la suite de sanctions financières notamment, décidées par l’UE et les Etats‐Unis.

Il en est résulté ces dernières années une inflation galopante (+30% annuels), une chute de la monnaie nationale, le rial, et une explosion du chômage.

Malgré cela, l’influence régionale du pays n’a pas diminué, bien au contraire.

La chute de Saddam Hussein en Irak a réveillé la communauté chiite du pays, dont une partie des cadres a été formée en Iran il y a longtemps.

Plus que jamais, Bachar el Assad, qui tient toujours et regagne du terrain, a besoin de cet allié, et le Hezbollah qui s’impose lui aussi en Syrie comme la formation politico‐ religieuse la plus redoutable de la région fait la preuve de l’habileté diplomatique iranienne qui en a fait son bras armé.

Du Liban à Téhéran, c’est un axe, encore instable, qui s’est formé à la faveur des guerres incohérentes des occidentaux et d’Israël de la dernière décennie.

Dans ce monde proche de l’implosion qu’est le Proche‐Orient, l’Iran et l’alliance chiite (étendue en l’occurrence aux Alaouites) est peut‐être la dernière sûreté qui demeure.

Mais le fait est que l’occident, et la France en particulier, ont parié ces derniers temps, notamment sous la présidence de Nicolas Sarkozy, sur une alliance avec les pétromonarchies sunnites, à qui étrangement personne ne fait grief de leur irrespect des droits de l’homme.

On connaît la situation en Arabie Saoudite, notamment celle faite aux femmes, aux étrangers et aux minorités religieuses, totalement ignorées et méprisées.

On sait aussi qu’à Bahrein quand se sont déclenchées les révolutions arabes, le peuple majoritairement chiite a été écrasé dans le sang par un émir sunnite sans que nulle part dans le monde on s’en émeuve.

Le Qatar, dont l’on sait les intérêts immenses en Europe, et surtout en France, a joué sa partie avec habileté contre les pouvoirs égyptiens et libyens qui empêchaient son hégémonie locale.

On sait notamment qu’il a armé volontairement des combattants salafistes en Libye, qui répandent maintenant la terreur dans leur propre pays et dans tout le Sahel.

Il serait peut‐être temps pour les diplomates européens de comprendre qu’ils ont semé dans cette alliance plus d’ivraie que de bon grain, et que les pétromonarchies sont des facteurs de discorde dans le monde musulman, arabe et africain.

Ainsi, on peut se demander si la bonne piste pour la France ne serait pas de traiter aujourd’hui avec l’Iran et d’entamer avec son nouveau président une négociation de fond ?

De tenter de trouver une voie modérée, refusant l’islamisme guerrier et le djihadisme.

Les négociations butent toujours sur la question du nucléaire, qui paraît pourtant de plus en plus « hystérisée » par les Etats‐Unis et Israël.

Le nouveau président Rohani a d’ailleurs ressorti du placard un accord qui avait été signé avec le président français Jacques Chirac en 2005 et qui prévoyait un droit pour l’Iran à pratiquer l’enrichissement d’uranium dans des buts civils en échange d’un engagement du pays devant l’AIEA à s’assurer qu’il ‘y aurait pas de but militaire.

C’est l’administration Bush qui, faisant pression sur le Royaume‐Uni, avait empêché que cet accord s’appliquât.

Même d’un point de vue strictement économique, la France aurait intérêt à rétablir des relations sereines avec la République islamique.

Alors qu’elle était encore le quatrième partenaire commercial de l’Iran dans les années 2000, elle n’est plus qu’en 15ème position depuis la mise en place de sanctions.

C’est surtout depuis que les exportations françaises vers Iran se sont effondrées, chutant de 2 milliards d’euros à 800 millions, c’est‐à‐dire une baisse de 70%.

Le quinquennat de Nicolas Sarkozy a été le coup de grâce porté à des relations florissantes.

Pour cette raison que d’autres nations, comme les Etats‐Unis qui sont pourtant le porte‐étendard de la mise à l’écart diplomatique du pays des ayatollahs n’ont pas le moins du monde renoncer à y exercer leurs intérêts économiques.

Malgré la loi d’Amato de 1996 qui s’attaquait au commerce des hydrocarbures, les Américains ont toujours poursuivi sans barguigner leurs échanges avec ceux qui les nomment les Grand Satan.

Selon un spécialiste, cité par Le Monde, « il vendent des ordinateurs Appel, des iPhones et du coca‐Cola, mais c’est difficile à chiffrer puisque ça se fait sous le manteau ».

L’ambassadeur d’Iran en France confirme, lui, que les exportations américaines ont bondi de 50% ces deux dernières années pendant que les européennes baissaient de moitié.

Les grandes sociétés françaises, comme Danone, Carrefour ou Renault, qui continuent de travailler là‐bas sont obligées de le faire à travers des franchises, des sociétés écrans ou par des montages complexes via le Liban ou la Russie.

C’est encore Peugeot, qui récemment allié au géant américain General Motors a été obligé de se retirer d’Iran pour ne pas froisser son nouvel ami américain.

L’Iran est un vieux pays d’un vieux continent, comme la France et les autres nations européennes.

Le chiisme qui y règne, quoi qu’on puisse lui reprocher, est relativement moins sévères vis‐à‐vis des minorités ou des femmes que le sunnisme wahabite de l’Arabie saoudite.

Le chiisme a de plus cet avantage notable pour des occidentaux cartésiens d’être fondé sur un clergé clairement identifié qui empêche les interprétations extravagantes de la charia, ou de l’islam en général.

En un mot, cela fait de l’Iran un pays stable, certes autocratique mais non tyrannique, avec qui il est possible de négocier sereinement et dont l’alliance permettrait, dans une vision de realpolitik, à la France et à l’Europe de relativiser l’influence grandissante des États du Golfe et d’aider à rétablir un ordre minimal dans un Proche‐Orient assis sur une poudrière.

Alors que la Turquie elle‐même semble au bord du chaos, la présence d’un allié sûr, stable et fort, s’impose.

L’Iran a étonné le monde ces derniers mois.

Ainsi, ce que nous avions appelé de nos vœux, c’est‐à‐dire une réintroduction en douceur du pays des Mollahs dans le concert des nations, est en voie de se réaliser.

Selon les termes de l’accord conclu les 23 et 24 novembre 2013 à Genève entre l’Iran et les six puissances chargées du dossier nucléaire, le pays ne pourra plus enrichir d’uranium au‐delà de 3,5% ou 5%, et son stock enrichi à 20% sera également neutralisé.

Cet accord, quoiqu’il ne coure que sur six mois et que son application, des deux côtés, mérite d’être contrôlée, constitue pourtant un premier pas significatif dans le règlement d’une crise qui a pris un essor notable il y a dix ans, mais qui date dans le fond d’il y a trente‐cinq ans, lors de l’accession de l’ayatollah Khomeiny au pouvoir.

Aux termes de l’accord de Genève, l’Iran va pour sa part pouvoir récupérer au cours des six prochains mois plus d’un milliard et demi de dollars issus de la vente d’or et de métaux précieux, bloqués à l’étranger par l’embargo financier.

Puis au fur et à mesure de la réalisation de ses engagements, Téhéran peut espérer retirer plus de 4 milliards de dollars de ses exportations pétrolières.

Un ballon d’oxygène bienvenu dans la situation actuelle de l’économie iranienne, ainsi que des perspectives encourageantes pour l’avenir, si d’autres allégements de sanctions interviennent par la suite.

Voilà qui pourrait enrayer la fuite des capitaux et même relancer les investissements.

Car ces deux dernières années l’Iran a perdu des dizaines de milliards de dollars du fait des sanctions internationales.

Du côté occidental, et même du reste du monde, nul doute qu’on y gagne aussi sur le plan économique.

L’Iran n’est pas la Somalie, c’est même la première puissance régionale du Proche‐Orient et la fermeture de son marché nuisait aux entreprises européennes et américaines, pendant que la Russie et la Chine, moins regardantes, et surtout alliées dans le fond à Téhéran, ne se gênaient pas pour y investir et, du côté de Pékin, pour y acheter du pétrole.

Cet accord révèle en outre plusieurs bouleversements majeurs.

D’abord, à l’intérieur même du pouvoir iranien.

Même si Hassan Rohani a été élu parce qu’il était modéré, surtout après Ahmadinejad, et pour sortir l’Iran de l’impasse dans laquelle il s’était enfermé, il est certain qu’il n’aurait pu conclure cet accord sans l’aval du Guide suprême.

On a donc pris conscience au plus haut niveau du gouvernement que le monde a changé et que le jusqu’au‐boutisme est devenu impossible.

Le rials, la monnaie iranienne, menaçait en effet de s’effondrer complètement.

Mais cet accord et cette ouverture au reste du monde impliquent aussi que les Gardiens de la Révolution ont accepté que leur part, prégnante, dans les revenus de la manne pétrolière diminue.

Il y a donc une redistribution des cartes, encore timide, entre les pouvoir civil et religieux dans le pays.

Ensuite, l’attitude bienveillante du président américain Barak Obama laisse présager un renversement général des alliances dans le monde.

Ou en tout cas, une position nouvelle des États‐Unis sur l’échiquier mondial.

Les négociations secrètes de l’été dernier, entre américains et iraniens, révélées récemment, ne sont que pour étonner les naïfs, et notamment la diplomatie européenne qui n’a absolument pas pris la mesure de ce qui était en train de se jouer.

La position de la France particulièrement, belliqueuse à la fois sur le dossier syrien et sur le dossier iranien, menaçant même de faire échouer l’accord, est retardataire.

Faut il y voir la conséquence de l’alliance, conclue sous Nicolas Sarkozy et poursuivie sous François Hollande de l’Hexagone avec les pays de la péninsule, notamment le Qatar et l’Arabie saoudite ?

Alors que les États‐Unis ont manifestement décidé depuis un certain temps de se désengager, diplomatiquement et militairement du Proche‐Orient et du monde arabe au profit de la sphère asiatique, l’Europe continue de croire que le grand jeu se déroule toujours sur ce terrain‐là, ne menant d’ailleurs même pas sa propre politique étrangère, mais s’identifiant à ce qu’elle croit être encore la politique américaine.

Alors que les États‐Unis, proches d’atteindre l’autonomie énergétique grâce à leur exploitation des gaz et pétroles de schiste, sur leur propre territoire, ont de moins en moins besoin de leur vieil allié l’Arabie

saoudite.

Par là même, leur attitude ambiguë vis‐à‐vis des mouvements islamistes financés plus ou moins par les pétromonarchies se dissipe.

En témoigne leur recul sur la question syrienne.

Et dans un monde proche‐oriental totalement déstabilisé par les guerres d’Irak et de Syrie, ils ont besoin d’un acteur stable et fort.

C’est l’Iran qui semble prédestiné à jouer ce rôle, nonobstant les hauts cris israéliens.

Plus, les États‐Unis ont besoin de répondre à l’influence grandissante de la Russie, et de la Chine, dans la région.

L’administration américaine a sans nul doute pris conscience que le réel jouait contre elle, et que soutenir indéfiniment la ligne wahhabite ne lui rapporterait rien, quand Vladimir Poutine de son côté triomphe comme le défenseur des peuples opprimés.

Enfin, dans un Irak géré désormais par des chiites, rétablir la stabilité passe aussi par sa capacité à s’entendre avec le grand voisin de la même obédience, l’Iran.

Ce qui explique que le Premier Ministre irakien chiite Nouri al Maliki ait visité Téhéran dès l’accord conclu.

Victoire donc de la diplomatie, mais surtout de la realpolitik, et l’Europe, toujours arc‐boutée sur de grands principes loin du réel, a intérêt à en prendre de la graine, et rapidement, si elle veut continuer de jouer un rôle dans la région.

Pour l’instant, seul le Royaume‐Uni, pragmatique, en a pris la mesure en envoyant un diplomate dans la capitale de Mollahs.

Par ailleurs, loin d’entretenir la guerre meurtrière sunnites‐chiites, cet accord semble aider pour le moment à une certaine normalisation de leurs relations.

Ainsi, le ministre des Affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif – le grand gagnant politiquement, avec Hassan Rohani de la situation ‐ a effectué début décembre une tournée dans les pays du golfe – hors l’Arabie Saoudite.

Dans cet accord se trouve peut‐être simplement la clef de la résolution de nombre de conflits actuels, et de la diminution du terrorisme.

Si les clauses en sont respectées dans les mois qui viennent, et si les démocrates américains parviennent à résister aux pressions belliqueuses des faucons républicains et d’Israël, Barack Obama aura peut‐être réussi le triple tour de force de briser une vieille inimitié, de mettre un coup d’arrêt à l’influence grandissante de ses rivaux

que sont la Russie et la Chine dans la région et d’ouvrir un marché nouveau à ses entreprises.

De son côté, l’Iran devient enfin ce qu’il est, la principale puissance régionale, capable d’aider à la résolution du conflit syrien, de mettre fin aux guérillas terroristes sunnites, et de renouer des relations économiques conformes

à sa grandeur.

Les grands perdants risquent d’être les autres pays de l’OPEP et la Russie, que le retour du pétrole perse va violemment toucher économiquement, en poussant les cours à la baisse ; et l’Europe qui a donné l’impression d’être à la traîne du mouvement général de l’histoire actuelle.

Il est temps pour elle de réagir.

Charles Millon




Centrafrique – l’intervention française

Le rétablissement de la paix civile sera long sans doute en République centrafricaine.

L’Etat est réduit à sa plus simple expression, les caisses du trésor sont vides ‐ et l’on murmure que le précédent président François Bozizé, en fuite, n’est pas étranger à cette pénurie – le peuple enfin et surtout est maintenant

profondément divisé.

C’est certainement la question la plus préoccupante.

La Centrafrique ne s’était pas jusque là illustrée, contrairement à nombre d’autres pays du continent, par des émeutes ethniques, et les différentes composantes de sa société vivaient plutôt en bonne intelligence.

Mais le déferlement de la Séléka, bande inorganisée de rapaces à quoi se sont mélangés des éléments islamistes venus du nord ou de pays avoisinants, a mis au jour pour la première fois un antagonisme possible entre la majorité chrétienne et la minorité musulmane septentrionale.

Alors que l’armée et la police gouvernementales ont été réduites à leur plus simple expression, les exactions continues, pendant des mois, ont conduit les populations de la capitale à s’organiser en milices d’autodéfense.

C’est à cette situation, extrêmement tendue et couvant des massacres comme la nuée l’orage, que la France doit faire face, depuis qu’elle a renforcé ses troupes sur place, avec l’opération Sangaris.

La situation sécuritaire à Bangui est devenue plus tendue et préoccupante encore depuis l’attaque de la capitale le 5 décembre 2013 par des hommes armés anti‐Séléka, comprenant des anti‐balaka et des ex‐faca, parmi lesquels des hommes de l’ancienne garde présidentielle.

Ces attaques visaient sans doute à causer le maximum de pertes dans les rangs de l’ex‐Séléka et à entrainer un soulèvement populaire contre les autorités au pouvoir.

Mais la riposte des ex‐Séléka et surtout leurs représailles contre la population ont été très violentes et féroces.

Le conflit glisse ainsi insidieusement vers une guerre civile, interreligieuse ou inter communautaire : les ex‐Séléka et populations musulmanes d’un côté et les anti‐Séléka et populations chrétiennes de l’autre.

Par crainte des représailles de l’ex‐Séléka, de nombreuses populations des quartiers de Bangui ont quitté leur domicile pour trouver refuge près de l’aéroport protégé par les Français et dans les églises, tandis que des populations musulmanes se réfugiaient, elles, dans des mosquées.

Cette situation s’est aussi répercutée dans d’autres localités de province, notamment à Bossangoa et Bouar. Depuis le 5 décembre, les troupes françaises ont été renforcées, pour être portées à 1600 hommes.

Elles  sont présentes surtout à Bangui et à Bossangoa, mais aussi à Bouar et à Bossembélé dans le nord‐ouest, région très meurtrie par les exactions de l’ancienne rébellion.

Mais c’est surtout depuis le 9 décembre que les soldats français patrouillent en nombre dans Bangui, en véhicules sur les grandes artères et à pied dans les quartiers périphériques, désarmant tous les groupes armés qui ne sont pas cantonnés.

En coordination avec les troupes françaises, la force africaine Micopax, soit 2500 hommes qui devraient être renforcés par 850 burundais et 650 congolais, patrouille dans la ville et protège les nombreux sites de populations déplacées dans Bangui.

Le bilan provisoire de cette semaine de violences est estimé à plus de 500 morts dans la seule ville de Bangui, sans compter la ville de Bossangoa et la région environnante qui connait des affrontements similaires.

Un soldat du contingent tchadien a été grièvement blessé le 11 décembre. De nombreux blessés sont enregistrés.
La situation humanitaire déjà catastrophique ne cesse de s’aggraver.

Des tensions persistent encore avec des éléments de l’ex‐rébellion Séléka ; des tireurs isolés parfois en tenue civile tirent sur des patrouilles Micopax ou Sangaris.

Au‐delà des affrontements entre communautés, d’innombrables difficultés s’opposent à une résolution simple du conflit : notamment un manque de cohésion au sein de la Micopax dû au comportement de certains éléments du contingent tchadien ; mais aussi la présence de tireurs isolés de l’ancienne Séléka, parfois déguisés en civil, qui tirent sur les patrouilles Micopax ou françaises.

Devant l’horreur des massacres, notamment d’enfants, la France a fait son devoir en intervenant, avec l’accord de la communauté internationale, même si celui‐ci est venu bien tard.

Mais afin de sauvegarder la crédibilité des Forces Micopax et Sangaris, il importe aujourd’hui que le principe d’impartialité soit strictement respecté.

Tous les groupes armés sans exception (ex‐Séléka ou anti‐Séléka) doivent être désarmés, tout en veillant à empêcher les populations de s’adonner à des actes de vengeance les unes contre les autres.

De même, le contingent tchadien doit être rappelé à l’ordre et mis en garde contre tout agissement contraire aux règles d’engagement de la Micopax.

Dans tous les cas, l’emploi de ce contingent dans les opérations de sécurisation mérite une attention toute particulière afin d’éviter de discréditer la Micopax et la Misca – la nouvelle force africaine qui doit lui succéder.

Enfin, le transfert d’autorité de la Micopax à la Misca prévu pour le 19 décembre 2013 devra absolument être effectif, la période transitoire actuelle rendant particulièrement vulnérables les populations.

L’Europe de son côté, ne s’est pas précipitée pour donner un coup de main, et encore une fois la France est partie seule, comme au Mali.

Le 17 décembre, Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères, a enfin annoncé qu’il avait bon espoir que certains pays européens envoient des troupes au sol.

L’Europe finance déjà la Misca, mais elle aurait aussi intérêt à prendre sa part dans l’effort militaire français. Elle y a intérêt notamment  pour éviter des futurs Lampedusa.

La stabilisation de l’Afrique serait profitable pour le monde entier.

D’autant plus qu’à travers le cas précis de la Centrafrique, de nombreux problèmes actuels du continent s’expriment.

Il y a d’abord le problème, sur lequel on ne peut continuer de jeter un voile pudique, de la progression systématique de l’islamisme depuis 10 ans dans toute la région.

Et il s’agit d’un islam conquérant soutenu par l’Arabie saoudite, le Qatar, tous les pays sunnites en général, à l’œuvre au Mali, au Nigéria, au Soudan et même au Tchad.

En face, des populations chrétiennes ou animistes qui attendent un secours du reste du monde. Il y a encore l’éternel problème des frontières : le seul mot Centrafrique ne signifie‐t‐il que nous ne sommes pas face à un véritable pays ?

La question des identités est de plus en plus prégnante dans un continent dont les habitants ne se reconnaissent réellement que dans leurs tribus ou leurs ethnies.

Il faut se demander quand la communauté internationale osera enfin prendre le taureau par les cornes, et aider l’Afrique à inventer un autre type de démocratie, taillé sur sa mesure à elle.

Enfin, la Centrafrique a été manifestement victime de pillage de ses ressources depuis des années par des prédateurs étrangers, Etats ou grands groupes internationaux, dans les domaines du diamant, du pétrole ou de l’uranium.

Ses élites corrompues, dont François Bozizé comme Michel Djotodia sont de parfaits exemples, doivent être enfin remplacées par des gouvernants véritables, soucieux du bien commun.

On susurre aujourd’hui le nom de Martin Ziguélé, ancien Premier ministre d’Ange‐Félix Patassé, comme possible candidat lors des élections qui devraient être organisées rapidement.

Il jouit d’une réputation d’humaniste au fait des questions nationales et internationales qui plaide en sa faveur.

Il n’est que temps que la Centrafrique se découvre de vraies élites pour la gouverner, quelque forme qu’elle  prenne dans les années qui viennent.

Charles Millon




Religions et géopolitique méditerranéenne

L’implantation et la croissance de l’islam en Europe occidentale, généralement le fait de lourds mouvements de population, sont aujourd’hui très connues et documentées.

L’immigration massive qui a lieu depuis une quarantaine d’années contribue à changer le visage religieux des grandes métropoles européennes et de leurs banlieues, imposant des défis de taille aux autorités des nations concernées, à propos notamment de l’expression publique de la nouvelle religion.

On ignore cependant que les équilibres immémoriaux sont bouleversés des deux côtés de la Méditerranée : les pays culturellement musulmans, ceux du Maghreb ou de la péninsule arabique, sont confrontés eux aussi à un nouveau paramètre, le développement du christianisme derrière leurs frontières, qu’il soit le fait de populations autochtones converties ou d’une fraîche immigration de masse.

Les chiffres parlent pourtant d’eux‐mêmes : en Arabie saoudite, terre sacrée de l’islam et par là particulièrement répressive au point de vue de la liberté religieuse, où aucun autre culte public que musulman n’est autorisé, on compte pourtant 1,5 million de chrétiens, majoritairement catholiques, soit 4% de la population.

Ce sont principalement des travailleurs immigrés, qui gardent le statut d’étrangers, mais dont la présence, renforcée par celle des expatriés occidentaux, se fait de plus en plus embarrassante pour la dynastie régnante.

Celle‐ci envoie depuis une dizaine d’années des signes contradictoires : ainsi le roi d’Arabie a rencontré le Pape Benoît XVI au Vatican en 2007, à la suite de quoi l’on évoquait la construction d’une église à Riyad.

Mais début 2012, le grand mufti d’Arabie saoudite a réclamé le destruction de toutes les églises de la région, rappelant que la tradition islamique interdisait qu’on tolère quelque culte que ce soit à proximité des lieux saints que sont Médine et La Mecque, villes dans lesquelles les chrétiens n’ont d’ailleurs pas le droit d’entrer.

Reste que la population chrétienne est bien présente, fournissant une main‐d’œuvre bon marché dont le pays aurait du mal à se passer.

L’Église orthodoxe russe a obtenu elle le droit de bâtir sur le territoire de son ambassade une église qui arbore croix et autres signes chrétiens ostensibles.

Les chiffres des micro‐États du Golfe sont à l’avenant : à Bahreïn on compte 5% de chrétiens, aux Emirats arabes unis près de 10%, au Koweit 8%, à Oman 2,5 et au Qatar 5%, pour la plupart des expatriés et surtout des travailleurs immigrés venus des Philippines ou d’Inde participer aux pharaoniques projets qu’ont initiés les pétromonarchies ces dernières décennies.

Même si les modalités d’acquisition de la nationalité de ces Etats sont très restrictives, ces travailleurs étant donc destinés à demeurer des étrangers, les communautés chrétiennes qu’ils fondent  constituent  tout de même un potentiel danger  social  pour les dirigeants.

L’Égypte, on  le sait, compte  depuis  toujours une grosse minorité copte, antérieure à l’islamisation du pays, estimée aujourd’hui à 11% de la population et dont la chute de Moubarak a rendu la situation plus précaire encore. La poussée islamique que le président Morsi tente de maîtriser et d’utiliser à son profit risque de poser de manière plus brûlante encore la question du statut des non‐musulmans dans le pays.

Si la Libye compte, elle, une infime minorité chrétienne, la situation est plus complexe dans les pays du Maghreb, surtout en Algérie et au Maroc.

Même si les chiffres varient grandement – pour l’Algérie, ils vont ainsi selon les sources de 50 000 à 200 000 conversions au christianisme – il est impossible de nier qu’il se passe quelque chose dans ces pays, une ouverture à d’autres confessions, que l’on tenait pour inimaginable depuis mille ans.

Les conversions au christianisme sont, autant qu’on puisse en juger, d’abord le fait de la communauté amazighe (kabyle, ou berbère) qui a, depuis l’invasion arabe, conservé des traits culturels distinctifs, notamment l’usage d’une langue propre et à qui l’islam, en tant que transmis par le Coran, demeure linguistiquement étranger.

La Kabylie est en outre la seule région d’Algérie où du temps de la colonisation française une tentative d’évangélisation ait eu lieu, sous la houlette du Cardinal Lavigerie.

Reste que le réveil de la communauté berbère, en Algérie et au Maroc singulièrement, s’est  opéré synchroniquement avec la vague  de conversion au christianisme depuis vingt ans.

Les légendes les plus abracadabrantes courent sur les méthodes prosélytes des églises évangéliques, comme le fait qu’elles distribueraient visas et dollars contre une adhésion, mais elles n’ont jamais été prouvées.

Le gouvernement algérien, même si le satisfait à l’évidence le colportage de ces ragot, est pourtant forcé de reconnaître depuis peu l’évolution des chiffres : quand il faisait état de 0,06% de chrétiens en 2002, il en admet aujourd’hui 0,7%. La CIA avance, elle, 1% de chrétiens et de Juifs dans tout le pays.

Quoique tous ces chiffre soient apprendre avec précaution, l’augmentation demeure Quoique tous ces chiffres soient à prendre avec précaution, l’augmentation demeure significative et si un petit pour cent de population ne risque pas en soi de bouleverser l’identité ’un pays ni son équilibre, les signes sont là que les Algériens sont nombreux à aspirer aujourd’hui à autre chose qu’à la religion de leurs pères, surtout quand elle a tendance à se durcir comme dans l’époque actuelle.

La présence dans les postes de télévision de pas moins de dix chaines chrétiennes, émettant bien entendu de l’étranger, semble d’après les rares témoignages recueillis auprès des nouveaux convertis contribuer à cette ouverture au reste du monde.

Cependant, face à ce mouvement indéniable, les persécutions des autorités vont bon train depuis une dizaine d’années.

Si la constitution algérienne, héritée de sa fondation socialiste « moderne », reconnaît la liberté du culte, les entorses sont légion. Depuis 2005, l’enseignement de la charia est devenu obligatoire pour tous les élèves du secondaire ; parallèlement, le contrôle des prêches s’est étendu et la distribution de certains ouvrages religieux est interdite.

Toutes dispositions qui invoquées sous l’habituel argument de la lutte contre le terrorisme sont prises pour lutter contre les églises chrétiennes.

La loi de 2006, la plus sévère, qui réprime le prosélytisme et oblige de réclamer une approbation des autorités avant de prêcher, a conduit à de nombreuses fermetures de lieu de cultes, ainsi qu’à l’expulsion de dizaines de pasteurs protestants.

Au Maroc, au‐delà des chiffres ubuesques officiels – tout citoyen du pays, hors quelques milliers de Juifs, sont censés être musulmans ‐ on note aussi une très forte croissance des adhésions aux églises évangéliques, de l’ordre de 3% par an, ce qui porterait le nombre de chrétiens à plus de 100 000.

Il ne faut pas négliger aussi la venue de migrants subsahariens, qu’ils soient étudiants ou refoulés lors de leur tentative de passage vers l’Europe, qui gonfle les chiffres des disciples du Christ.

Ainsi, la géopolitique méditerranéenne actuelle doit‐elle prendre en compte ces deux facteurs inverses que sont la croissance de l’islam en Europe, des Balkans à la Scandinavie en passant par la France et le Royaume‐Uni, et la naissance d’un nouveau christianisme au sud du Bassin.

Si les législations européennes sont particulièrement tolérantes pour la liberté du culte, ce n’est pas encore le cas de tous les pays d’Afrique ou de la péninsule arabique, qui vont pourtant devoir répondre à la question dans les années qui viennent.

Charles Millon




L’EUROPE NE DOIT‐ELLE PAS AVOIR SA PROPRE DIPLOMATIE EN SYRIE ?

La guerre civile syrienne qui a commencé il y a maintenant plus de trois ans est bien encombrante pour les chancelleries occidentales.

Placée très lestement à ses débuts dans le panier global « printemps arabe » par les opinions publiques, elle révèle pourtant des contours autrement torturés et des soubassements plus dangereux à mesure que l’observation se fait plus fine et plus objective.

Au régime dictatorial de Bachar el Assad qu’après avoir célébré pendant quelques années, notamment en France, on conspue maintenant d’un seul cœur, il n’est plus guère possible d’opposer naïvement une révolte populaire et sans arrière‐ pensée, à l’image de celles qui ont renversé les pouvoirs tunisiens et égyptiens.

Le grand jeu qui se déroule là, sur la terre syrienne, recèle des ambitions régionales qui dépassent de loin la seule question de la liberté pour le peuple de Damas et de Homs.

Plusieurs rapports réalisés sous la houlette d’observateurs indépendants, qui dénonçaient « la libanisation fabriquée » de la Syrie ont été très vite enterrés, et la mission Annan a été déployée sans que quiconque semble y placer de grands espoirs.

Il paraît alors de plus en plus évident que la diplomatie occidentale, alliée aux monarchies arabes sunnites, n’a qu’un seul intérêt à l’affaire : que le régime d’Assad tombe.

La désinformation publique, orchestrée par des chaines de télévision comme al‐Jazeera ou Qatar TV commence à être éventée: on sait maintenant, malgré les dénégations du fantômatique Comité national syrien, que les djihadistes, salafistes ou wahhabites, sont nombreux dans les rangs de l’opposition militaire : la mort d’Abdelghani Jahwar, le terroriste le plus recherché du Liban, près de Homs le 20 avril 2012 en témoigne.

Ce ne sont décidément pas des enfants de chœur qui combattent le régime alaouite.

Ce n’est un secret pour personne : la stratégie américaine aux Proche et Moyen‐ Orient est gênée par ce que l’on appelle l’arc chiite, qui va de Téhéran aux terres libanaises du Hezbollah en passant par la Syrie et le nouvel Irak, où la chute inconsidérée de Saddam Hussein n’a fait qu’attiser les rancœurs de la population chiite majoritaire contre ses anciens maîtres sunnites.

De même que l’effondrement du régime de Kadhafi en Libye a entrainé une déstabilisation régionale complète, dont les effets se font sentir aujourd’hui jusqu’au Mali, si le pouvoir alaouite tombe, les conséquences seront incalculables pour tout le Moyen‐Orient.

D’une part, il n’est pas du tout certain qu’Israël, même confronté à la menace permanente de l’Iran, ait intérêt à l’établissement d’une guerre civile anarchique à ses portes qui viendra ajouter à la confusion entretenue au Liban depuis trente ans.

Un ennemi qu’on connaît est toujours préférable.

D’autre part, les ambitions des monarchies pétrolières ne se résument pas à l’établissement d’un sunnisme unifié: comme en Tunisie, comme en Egypte, les  Frères musulmans, longtemps muselés par le pouvoir, sont à l’affût.

Toutes les minorités du pays risquent de subir violemment l’établissement de la charia : alaouites, chrétiens, ismaéliens, juifs et arméniens que le régime des Assad, malgré son peu de scrupule, chérissait comme des alliés indispensables, se verront au mieux ravalés au rang de dhimmis, au pire victimes d’exactions et contraints à l’exil

‐ une exil qui a déjà commencé, malgré les objurgations de leurs patriarches et chefs religieux.

Mais le régime syrien, même s’il donne quelques gages, avec l’autorisation du multipartisme et l’organisation conséquente d’élections législatives, n’a pas du tout l’intention d’abandonner la répression.

Devant une population largement attentiste, il demeure solide, fort, bien armé et prêt à tout.

Les pays occidentaux et arabes sunnites n’ont ni l’envie, ni les moyens, empêtrés en Afghanistan et échaudés par  l’Irak, d’y  intervenir  militairement.

C’est donc  vers  une guerre civile à bas bruit que l’on se dirige.

Le nombre de morts, risque de continuer à croître dans les mois et les années qui viennent.

A moins d’un miracle, à moins que Bachar el Assad jette soudain l’éponge, la situation terrible que les occidentaux ont contribué à installer commence de devenir insoluble.

Comme dans le Liban des années 80, seront dans le meilleur des cas déployés des casques bleus, observateurs impuissants de la tragédie qui se déroulera sous leurs yeux.

L’Europe autant que les Etats‐ Unis porte une lourde responsabilité dans ce cauchemar.

La politique pro‐qatari de Nicolas Sarkozy que nul n’ignore plus aura jeté notamment la France dans un soutien aveugle à des révolutions, syrienne et libyenne, dont on refuse de voir qu’elles portent en elle l’islamisme le plus radical comme la nuée l’orage.

Il est grand temps que soit réorientée la politique étrangère française et européenne à l’égard du bloc arabo‐musulman.

L’élection de François Hollande, qui n’a cependant évoqué pour le moment qu’un retrait plus rapide des troupes françaises d’Afghanistan, peut être le déclic salvateur.

Car le vrai danger qui menace le Moyen‐Orient actuel ne vient pas des vieilles dictatures à la Assad, mais de la possible constitution de deux camps antagonistes chiites et sunnites, aussi radicaux l’un que l’autre, constitution qui ne servira à terme que les intérêts russes, chinois ou américains qui en ont fait leur terrain de confrontation de prédilection, notamment pour le contrôle des ressources d’hydrocarbures.

La France et l’Europe n’ont qu’un intérêt faible à y soutenir la stratégie américaine.

Non seulement elles risquent, en adoptant ce rôle supplétif, d’y être marginalisées, mais encore leur longue histoire avec ces pays où se décide l’avenir du monde sera passée par pertes et profits.

Elles n’ont aucun intérêt à ce que la prédiction du choc des civilisations s’auto‐réalise dans cette région du monde qui est à leurs portes.

Les populations, et les minorités au premier chef qui constituent encore le sel de ces nations, souffriront violemment de l’établissement de ce nouvel ordre islamiste, même repeint aux couleurs clinquantes de la modernité qatari.

Au‐delà des insupportables souffrances humaines, le scénario qui se profile est l’occasion pour l’Europe de montrer qu’elle dispose encore d’une diplomatie et d’une influence dans le monde dignes de ce nom, qui ne s’alignent sur aucun des grands blocs autoproclamés, mais qui s’investissent avec réalisme et humanité dans ce grand jeu.

Charles Millon