Pour en finir avec la présidentielle spectacle

L’observateur attentif de la vie politique internationale, le Persan de notre temps, pourrait légitimement s’étonner d’une exception française qui n’est pas, selon nous, des plus glorieuses contrairement aux apparences : parmi toutes les grandes démocraties avancées de la terre, notre pays est le seul qui continue d’élire un président de la république au suffrage universel direct, cet héritage gaulliste lui conférant naturellement une somme de pouvoir écrasante.

Qu’on en juge : en Allemagne c’est la chancelière qui gouverne l’exécutif, au Royaume-Uni le premier ministre, de même en Italie, en Espagne, en Belgique, au Japon.

Aux États-Unis où le régime est présidentiel, le chef de l’État est élu selon un suffrage indirect.

Il n’y a guère que la Russie, la Turquie, la Chine et la majorité des États africains qui connaissent une constitution similaire à la nôtre, où l’exécutif est presque entièrement rassemblé dans les mains d’un homme ou d’une femme qui n’est pas responsable devant le Parlement tout au long de sa mandature.

Il serait temps, alors que la France est manifestement bloquée, de s’interroger sur les vertus et les vices de notre constitution née en 1958, au plus fort de la guerre d’Algérie.

Est-elle encore adaptée à notre temps ?

Notre régime ressemble à celui des démocraties émergentes.

Peut-on légitimement, et sans forfanterie, classer la France, plus de deux cents après la Révolution française, parmi les pays à la démocratie balbutiante ? Soyons sérieux.

Le Général de Gaulle, on le sait, a taillé un trop grand costume pour ceux qui lui succèderaient.

Quoi qu’on puisse lui reprocher par ailleurs, et nous n’avons jamais été de ses émules, lui-même avait un sens de la grandeur qui justifiait au milieu des événements historiques dont il fut un éminent protagoniste qu’il endossât ce rôle.

Mais quand Bonaparte abdiqua, nul ne songea à conserver le fonctionnement de l’Empire, car nul n’était à la hauteur. Il en est, mutatis mutandis, de même pour nous aujourd’hui.

Nous en sommes arrivés à cette situation ubuesque où un président sourd aux plaintes de son peuple, et aveugle devant la déchéance de son pays, continue impunément de vanter sa politique à la télévision.

Lui-même n’est responsable devant personne. Il change son premier ministre quand il le veut et s’il le veut.

Les parlementaires sont aux ordres et votent comme un seul homme selon ce que le chef de l’Etat réclame.

Nul n’est plus responsable de rien, et les Français, qui aiment, on le comprend, le rendez-vous quinquennal qu’on leur donne, mais qui l’aiment comme on aime une grande compétition sportive où les paris vont bon train, mais où la vraie vision politique s’efface derrière le spectacle de personnalités égotiques, sont dépossédés en réalité de toute influence sur le cours du pays.

A la fin, nous nous retrouvons lotis de candidats qui ont déjà passé leur tour, anciens premiers ministres, anciens présidents de la République qui, toute honte bue, briguent à nouveau les suffrages de leurs compatriotes, espérant jouir une fois encore des ors du pouvoir.

Quelle autre grande démocratie supporterait cela ?

Non, il nous faut revenir à un réel régime parlementaire, qui n’est pas un régime faible contrairement à ce que l’on veut nous faire croire, mais un régime de vraie démocratie participative, décentralisée, où le citoyen dispose encore de quelque pouvoir.

Charles Millon

Ancien ministre de la défense




Algérie : pays de tous les dangers par Charles Millon

1009452-Drapeau_de_lAlgérieEn cette année 2016, on peut juger sans exagérer que la situation de notre voisin ultra-méditerranéen n’a pas été aussi périlleuse depuis sa déclaration d’indépendance. En effet, à côté des défis qui l’attendent et des menaces qui pèsent sur elle aujourd’hui, l’Algérie de la « décennie de sang », celle des années 90 où les attentats des GIA décimaient sa population, pour horrible qu’elle ait été, pourrait paraître stable et prospère Actuellement, ce n’est pas directement le terrorisme qui sème le trouble à Alger – du moins, pas encore. Mais si les morts ne sont pas à dénombrer, l’avenir, lui, est sombre.

L’avenir économique d’abord : les chiffres publiés au compte goutte par le gouvernement et les différents organes officiels laissent entrevoir une situation plus que dégradée, angoissante.

Le 6 janvier dernier, la Banque d’Algérie a ainsi rendu publique une baisse du stock d’épargne financière du Trésor de plus de 40% au cours des neuf premiers mois de l’année précédente.

En effet, les prix du pétrole, comme l’on sait, sont fortement orientés à la baisse. Mais pas les dépenses publiques de l’Etat algérien, qui tient sa population par une politique sociale démesurée depuis de longues décennies.

Dans un pays dont 98% des recettes d’exportation proviennent des hydrocarbures, qui en sus ont tendance à se raréfier, cette chute des cours internationaux remet en cause rien moins que la paix sociale.

Et depuis quarante ans, aucun des dirigeants algériens n’a eu le courage de réformer l’économie du pays en profitant des mannes pétrolière et gazière.

Aujourd’hui, la seule importation de blé, dans un pays qui fut longtemps le grenier à céréales de son ancienne métropole, la France – notamment grâce à la riche plaine de la Mitidja – s’élève à 3 milliards d’euros par an. Il faut ajouter à cela 12 milliards de produits alimentaires annuels.

Le gouvernement a peu de marge de manœuvre devant lui : il devrait certainement couper dans les subventions qui permettent à la population la plus pauvre de survivre, mais ce serait précipiter une rapide révolution.

Il y a peu de chance qu’il s’y résolve. Il pourrait aussi bien, dans ce pays à l’économie presque entièrement étatisée, tenter de privatiser ses principales entreprises, mais ce serait alors trancher dans les rentes que se partage l’élite au pouvoir.

Troisième éventualité, il pourrait se résoudre à limiter les importations de biens d’équipement en imposant des quotas, notamment sur les véhicules, l’électroménager ou l’habillement. Mais c’est prendre le risque du retour du marché noir.

On le voit, le gouvernement algérien est dans l’impasse. Et plus que jamais, son caractère démocratique laisse à désirer. C’est le second problème du pays.

Le président Bouteflika, s’il a survécu à un AVC et dément pour l’instant les insistantes rumeurs sur on état de santé, notamment mentale, retiré qu’il est dans une résidence médicalisée proche de la mer, arrive pourtant en bout de course.

Et même si lui et ses proches entretiennent le faux suspense d’un quatrième mandat présidentiel, plus personne n’y croit.

Pourtant, il aura réussi ces dernières années à faire le ménage autour de lui pour préparer une succession dont tout laisse à penser qu’elle devrait échoir à son frère Saïd.

En effet, en cas d’empêchement ou de mort subite du président de la République, la constitution algérienne prévoit que le pouvoir soit provisoirement exercé par deux instances : le Conseil de la nation, sorte de chambre haute dont deux tiers des membres sont des notables élus au scrutin secret et indirect et le dernier tiers nommé directement par le président de la République.

Ce Conseil est donc tenu par les proches d’Abdelaziz Bouteflika.  Mais ce peut être aussi le président du Conseil constitutionnel qui exerce l’intérim, et en l’occurrence le président actuel, Mourad Medelci, n’est pas favorable au clan Bouteflika. Il faudra donc l’écarter pour faire élire Saïd.

Si celui-ci est candidat, il bénéficiera, outre de la confiance sans faille que lui a témoignée son frère jusqu’au bout, le tenant seul dans le secret de l’Etat, de sa maîtrise des finances du pays, du soutien de la presse qu’il contrôle, mais encore des services de sécurité, faiseurs de rois incontournables depuis l’indépendance.

En effet, Abdelalziz Bouteflika a écarté de leur direction  le fameux général « Toufik », qui lui faisait de l’ombre et seul menaçait son clan.

Par ailleurs, Saïd pourra s’appuyer sur les réseaux du FLN, qui ont mis en coupe réglée le pays. L’élite de manière générale aura intérêt à le soutenir pour éviter un chaos à la tunisienne.

Et le peuple lui confiera sans doute nombre de ses suffrages, puisqu’il s’est engagé, démagogiquement, à ne pas toucher aux subventions sociales.

Enfin, comme d’habitude, et comme elle l’avait fait avec Ben Ali au début du printemps tunisien, l’Europe accordera son appui à l’appareil stabilisateur habitué à gouverner, préférant l’injustice réelle au risque du chaos.

En ce sens, il y a peu de chances que la situation de l’Algérie s’améliore, personne n’y ayant intérêt, au moins tant que l’on peut fictivement faire tourner l’économie et le régime social.

Il n’est d’ailleurs pas anodin, même si cela semble anecdotique, que l’actuelle mosquée géante construite à Alger, qui sera douée du plus haut minaret du monde, monument à la gloire des années Bouteflika, soit construite par des milliers d’ouvriers chinois, alors que le taux de chômage algérien avoisine les 20%.

Mais le troisième problème de l’Algérie, c’est le voisinage de pays abandonnés au chaos du terrorisme. Hier le Mali, aujourd’hui la Libye.

Actuellement, 50 000 hommes, des gendarmes, des militaires et des gardes-frontières sont mobilisés dans le sud-est quasi-désertique du pays, avec un important dispositif de surveillance (avions, hélicoptères, drones).

Alger a imaginé un « mur de sable » qui doit courir jusqu’au Mali en passant par le Niger : il serait déjà en construction.

Mais selon Akram Kharief, animateur du blog Menadefense, « ce déploiement, presque équivalent à celui d’une opération extérieure, est un fardeau pour l’armée, qui a aussi envoyé 25 000 hommes à la frontière avec la Tunisie et autant avec le Maroc ».

En réalité, l’Algérie, qui a toujours été partisane de négociations politiques, aussi bien avec des islamistes qu’avec des pro-kadhafistes, demeure attentiste, sachant bien qu’elle n’a aucun intérêt à se fâcher avec qui que ce soit.

Ses frontières sahariennes, poreuses, et sans cesse traversées de tribus touarègues, ancestralement à cheval sur ces traits tirés sur une carte d’état-major, échappent à tout contrôle strict.

L’armée algérienne achète plutôt la paix avec ces voisins mal identifiés, à condition qu’ils n’importent pas le terrorisme dans l’intérieur de ses frontières.

Par ailleurs, il y a longtemps que l’on sait que le pouvoir d’Alger se sert de cette possible menace pour justifier la main de fer avec laquelle il tient le pays – nombre d’événements sanglants des années 90, mis sur le dos des GIA, demeurant mal éclaircis.

Charles Millon

Ancien ministre de la défense

Président de l’Avant-Garde




A quand un nouveau Yalta ? par Charles Millon

La Libye est devenue le nouveau refuge de Daech, sa base de repli éventuel. C’est une réalité qui crève les yeux, mais que nous faisons semblant de ne pas voir.

Comme pour l’Irak-Syrie, sans doute découvrirons-nous demain, ébahis, qu’il y a fait son nid, creusé son sillon, s’y est fermement installé et que l’en déloger coûtera une guerre de plus – dont, semble-t-il, l’on parle déjà dans les états-majors occidentaux – une guerre dans un pays en proie à tous les chaos, toutes les anarchies, tel enfin que l’ont laissé MM. Sarkozy et Cameron, après leur intervention calamiteuse et opportuniste.

Mais, au-delà même du cas libyen, il faut intégrer le fait que, Daech ou tout autre nom dont elle se pare, cette idéologie est un cancer qui continuera de se déplacer et d’enfanter les guerres dans le monde.

Déjà, outre la Libye, Sinaï, Nigéria, Sahel, Afghanistan, et même Europe sont le terrain de jeu de cette guerre qui ne fera pas de prisonniers.

La radicalité, comme l’on dit, de notre ennemi est telle, sa haine à notre endroit – à l’endroit d’ailleurs de tout ce qui n’est pas lui – est telle qu’on voit mal comment négocier et trouver un accord de paix avec lui.

D’ailleurs, le voudrait-il, qui accepterait que nous vivions côte-à-côte avec un Etat, ou des Etats, qui pratiquent cette forme de charia, asservissant les femmes et généralement tous les non-musulmans, détruisant globalement tout ce qui nous paraît constituer l’humanité ?

La question, outre le fait de politique intérieure qui veut qu’on lutte au sein de nos nations européennes elles-mêmes, tient en ceci finalement : l’occident peut-il intervenir partout ?

Précisons : l’occident et ses alliés, puisqu’il faut intégrer dans cette lutte maintenant planétaire la Russie, l’Iran et certains pays de la péninsule arabique – les pays africains, eux, quoi qu’ils en aient la volonté, étant dans l’impossibilité financière et technique de combattre efficacement cette forme de guerre terroriste.

Nul doute qu’une grande conférence sous l’égide des Nations-Unies aurait dû avoir lieu il y a longtemps déjà : une sorte de Yalta qui consiste non à se partager le monde pour le dominer, mais à répartir les zones d’interventions entre les différentes forces, de façon à les stabiliser et les libérer.

Ce serait un projet à dix ans au moins, voire vingt.

Mais un projet nécessaire, requis par le nouvel ennemi protéiforme qui défie l’humanité entière.

Une nouvelle coopération mondiale tendue vers un but précis, comme cela existe, tout différemment, sur le plan écologique.

La zone à couvrir est gigantesque, et en sus, elle se trouve comme au milieu du monde. Du Pakistan à la Centrafrique, en passant par l’Irak-Syrie, l’Egypte, la Libye, le Mali, la Somalie et le Nigéria, c’est un arc immense qui recouvre grosso modo les pays à majorité musulmane .

Si l’on tente de le découper en pièces de puzzle, ce serait à la France dans la logique de ses interventions au Mali et en Centrafrique (dont les motifs furent différents cependant) de poursuivre sur sa lancée en sécurisant tout l’ouest africain, le Nigéria au premier chef.

Mais la zone est évidemment bien trop vaste, et l’on n’est plus au temps des empires coloniaux.

On peut regretter deux choses dans cette région : l’indifférence de l’ancien colonisateur anglais vis-à-vis du Nigéria, et la mollesse du soutien européen à la politique militaire de la France qui a pourtant stabilisé des lieux stratégiques et coupé court à une expansion rapide du djihad dans le Sahara-Sahel.

La France dispose là-bas d’un allié unique : le Tchad, seule armée opérationnelle dans cette partie du continent.

Les autres nations stables, comme le Burkina, le Bénin ou le Sénégal sont malheureusement ou mal armée ou trop fragiles intérieurement.

On pourrait néanmoins imaginer à moyen terme la création d’une force de réaction rapide africaine autonome, capable de cautériser les plaies nouvelles à temps.

L’Europe surtout, si elle a un sens, devrait prêter main forte à la France, au moins d’un point de vue financier et matériel.

En Libye, la situation est plus confuse que jamais, avec deux gouvernements recouvrant à peu près d’un côté la Tripolitaine, de l’autre la Cyrénaïque, et que l’on a jusqu’ici échoué à se fondre en un troisième.

Entre généraux fantoches et islamistes purs et durs, les opérations secrètes occidentales, françaises, américaines et anglaises, semblent pour le moment destinées uniquement à contenir le raz de marée de Daech.

La situation est telle, et les forces modérées ou tribales ayant été marginalisées, que ‘lon se retrouve selon l’analyse de Bernard Lugan, le grand africaniste, à s’allier avec les frères musulmans et Al Qaeda contre l’Etat islamique.

Charybde ou Sylla, telle semble l’alternative.

D’autant que les voisins de la Libye sont tout, sauf fiables : la Tunisie demeure sous la menace de ses propres islamistes, à peine écartés du pouvoir, et qui ne désespèrent pas d’y revenir bientôt.

En Egypte, malgré la grande figure du maréchal Sissi, soutenu par les Etats-Unis et le voisin saoudien,  la population sunnite reste sensible aux sirènes des Frères musulmans.

Ne parlons pas du Soudan, au sud, plus fauteur de troubles qu’autre chose.

Quant à l’Algérie, elle attend frémissante le changement de pouvoir intérieur avant que d’intervenir éventuellement.

Mais la grande guerre qui a embrasé la moitié du monde musulman a aussi des répercussions, dont l’on parle moins dans les chancelleries occidentales de crainte de froisser nos alliés, jusque dans la péninsule arabique.

En effet, le conflit atroce du Yémen se poursuit, terrain de substitution pour la guerre larvée que se mènent l’Iran et l’arabie saoudite, emportant derrière eux respectivement le monde chiite et le monde sunnite tout entier.

De même, la révolte continue de gronder à Bahrein, pays majoritairement chiite dirigé par une monarchie sunnite.

Enfin, le soutien indirect des pétromonarchies à l’Etat islamique, relayées en cela aujourd’hui par la Turquie qui s’en cache de moins en moins, réclame une explication avec les régimes sunnites.

L’occident ne peut pas continuer indéfiniment sa politique qui consiste à éteindre là le feu qu’il a allumé ici.

Il faut malheureusement remarquer qu’aujourd’hui, seule la Russie, quoiqu’on puisse reprocher à son régime intérieur, a une politique cohérente sur ce plan-là.

Dans une grande conférence internationale qui se chargerait de mettre au point un plan pour régler ces conflits, sur une décennie au moins, l’Europe aurait une mission particulière.

Qui serait moins d’intervenir au coup par coup que d’établir un contrat pour former les armées de pays amis.

Il s’agit de coordonner les pays entre eux, sur cet arc entier qui va de l’Afrique noire à l’Irak.

Car nous sommes face à une guerre idéologique-type. Pour filer le parallèle avec le communisme, il est remarquable qu’elle s’étende partout en même temps, comme au temps de la guerre froide.

Face à cela, s’il veut seulement survivre, l’occident doit développer une vraie stratégie et une vraie tactique. Qui requerra toutes ses forces.

Charles Millon

Ancien ministre de la défense

Président de l’Avant-Garde




Revue politique Charles numéro 17 du 5 avril 2016

Propos recueillis par Arnaud Viviant
Portraits Nadège Abadie

RENSEIGNEMENTS GÉNÉRAUX
Interview d’un Charles
Tu parles…

Charles MILLON
Charles Millon est ordolibéral, personnaliste, mutualiste, fédéraliste et chrétien. Il se réfère aussi bien à Péguy qu’à Proudhon. En 1998, l’ancien ministre de la Défense provoque un schisme en se faisant élire à la présidence du conseil régional de Rhône-Alpes avec le soutien du Front national. Il va alors éprouver la violence en politique, comme il le raconte sans fard dans cet entretien Charles.

C’est amusant, vous avez été ministre de la Défense alors que vous avez été exempté du service militaire.

En effet. Mais je ne suis pas sûr d’être le seul ministre de la Défense dans ce cas. J’ai été exempté car je fais partie d’une classe d’âge, 1945, où il y avait trop d’appelés à cause du boom de natalité. Je voulais faire la coopération, mais on a pris le prétexte d’une infection bénigne pour m’écarter.

Comment êtes-vous devenu ministre de la Défense.
Etiez-vous spécialiste de ces questions ?

Vous savez, un homme politique n’est pas un spécialiste. Il a une vision du monde, une vision de la France. J’ai été élu pour la première fois en 1978. Le dossier de la défense fait partie de ceux que tout parlementaire travaille de façon particulière. Quand Jacques Chirac m’a proposé le ministère de la Défense, qu’il voulait que je prenne compte tenu des réformes qu’il désirait engager et de la confiance qu’il plaçait en moi, ce qui me flattait bien sûr, j’ai accepté. Ce ministère était à un tournant, puisqu’il s’agissait de mettre en place la suspension du service national et l’armée professionnelle. Il y avait besoin en outre d’engager la restructuration territoriale, si bien qu’il m’a fallu discuter de la fermeture de casernes avec un certain nombre de maires. Ce fut aussi le moment de la guerre en Bosnie, avec l’implication de la Force de Réaction Rapide de la France. Mais aussi les derniers essais nucléaires qui ont abouti à la construction du simulateur qui se trouve à côté de Bordeaux et qui permet à la France de garder son indépendance en matière de défense. Bref, un certain nombre de dossiers extrêmement intéressants pour un homme politique, et qui font que j’ai vécu là un moment extraordinaire de ma vie.

Comment s’est passée cette fin du service militaire ? Comme une lettre à la poste ?
Il faut savoir qu’à l’époque, sur une classe d’appelés, 15% étaient exemptés parce qu’ils ne maîtrisaient pas le français, n’étaient pas intégrés et se trouvaient tout en bas de l’échelle sociale. Puis vous aviez 15% de planqués, pour dire les choses comme elles étaient.
Les 70% restants avaient ce qu’on appelait une affectation rapprochée. Vous aviez donc une armée qui n’arrivait pas à être professionnelle puisque ses crédits étaient affectés à la gestion de ces appelés, lesquels ne vivaient pas la vie militaire comme dans d’autres périodes de l’histoire de France. Beaucoup d’officiers, de militaires de carrière souhaitaient une vraie réforme. Auraient-ils aimé qu’on maintienne un service militaire minimal ? Certains oui. Mais il n’y a pas eu un très long débat. Personnellement, quand j’ai pris mes fonctions comme ministre, j’étais favorable au maintien de la conscription. C’est après avoir étudié le dossier avec un certain nombre d’officiers et de spécialistes qu’on a décidé de suspendre le service militaire. Car je vous rappelle qu’il n’est pas abrogé, mais seulement suspendu. On se rend compte aujourd’hui que notre choix était judicieux, car on s’aperçoit que l’armée française ne pourrait pas effectuer des interventions telles qu’au Mali, en Centrafrique ou au Tchad aujourd’hui si elle supportait encore le poids des appelés.

Ce n’est pas très noble mais je me rappelle avoir voté pour Mitterrand en 1981 parce qu’il promettait de mettre fin au service militaire que je n’avais, à dire vrai, pas le cœur de faire.
En revanche, je n’ai pas souvenir que Chirac en ait, de son coté, fait une promesse de campagne.

Effectivement, il souhaitait le faire mais il n’en a pas fait un thème de campagne. En revanche, quand il m’a appelé, il m’a dit : »Il faudra que tu étudies ce dossier-là ». Comme je vous l’ai dit, je n’y étais pas favorable, mais je me suis incliné devant la réalité.

Revenons en arrière. Jeune, vous aviez créé le Cercle Charles Péguy. Qu’étais-ce ?

C’est quelque chose que nous avons créé en 1965, à Lyon, pour permettre à des jeunes s’acquérir une formation politique. On invitait des conférenciers, que ce soit des spécialistes du droit, de la politique, de la géopolitique, des intellectuels, des écrivains.
On proposait à peu près deux conférences par semaine. Cela s’adressait à des personnes qui faisaient partie de ce qu’on appelle traditionnellement la droite. C’était très large. On organisait des universités, même si on ne les appelait pas comme ça à l’époque. On étudiait des sujets comme : « Quelle économie pour la France » ou « Faut-il développer la construction européenne ? » Cela allait assez loin puisqu’à une époque où l’écologie n’était pas à la mode, je me souviens d’avoir écouté un homme qui m’a beaucoup marqué, le philosophe Gustave Thibon.
Il était venu nous expliquer qu’il fallait respecter la nature. C’est le premier écologiste que j’ai connu.

Mais pourquoi l’avoir appelé le Cercle Charles Péguy ?
C’est d’abord un écrivain extraordinaire. Mais une personne qui était aussi très attachée, au sens noble du terme, à la France. C’était un patriote, quelqu’un d’enraciné, historiquement et géographiquement. C’est un homme qui a chanté la cathédrale de Chartes, notre histoire de France à travers Jeanne d’Arc. Pour nous, il était l’auteur qui incarnait le mieux notre pays. C’est vrai qu’il a eu des tendances, et même plus que ça, des options socialistes du point de vue économique. Mais je vais vous dire : un homme comme Proudhon est aussi un des auteurs que j’affectionne. Car Proudhon est fédéraliste. Car est pour que la personne humaine retrouve sa place dans la société. Il a été classé à gauche parce qu’il était pour la coopération et la mutualité. Mais vous savez, la gauche et la droite, à travers l’histoire, elles changent, hein !

Est-ce qu’à ce moment-là, vous envisagiez déjà une carrière politique ?
Oui. Dès l’âge de 15, j’ai eu envie d’action politique, de réformer mon pays, de vivre les évènements.

Vos parents faisaient de la politique ?
Mon père était un industriel. Il était certes adjoint de sa mairie, mais non, il ne faisait pas de politique.

Et c’est dans ce cercle Péguy que vous rencontrez votre femme…
Oui, en 1968. A ce moment-là, nous fondons le MADEL, le Mouvement autonome des étudiants de Lyon. Ma future femme y était, moi aussi. On était favorables à l’instauration d’universités autonomes, face au mammouth de l’Education nationale. On était donc des précurseurs…

Oui, c’est ce que Sarkozy a fait !
Je dirais plutôt : c’est ce qu’il a essayé d’entreprendre, parce que ce n’est pas fini, il reste beaucoup à faire !
Donc, on était très, très en avance. Pendant Mai 68, il y avait, d’un côté, les conservateurs qui sont allés défiler sur les Champs-Elysées et, de l’autre, ce qu’on appelait à l’époque les gauchistes, Cohn-Bendit et consorts. Mais nous, nous n’étions ni d’un côté ni de l’autre. Nous étions déjà, tout comme nous le sommes aujourd’hui, personnalistes, fédéralistes, pour une autonomie et une évolution des structures sociales telles qu’elles existaient à l’époque.

Vous n’étiez pas donc comme ceux qui allaient devenir plus tard vos amis- je pense par exemple à Alain Madelin qui, vers 68, faisait partie du groupuscule d’extrême droite Occident-, dans la bagarre ?
Jeune, j’étais favorable à l’Algérie française mais je n’étais pas dans des mouvements, comment dirais-je, de droite déclarée. J’étais au cercle Charles Péguy et au MADEL. Ensuite quand je suis entré dans la vie politique, je suis allé au CNPI, le Centre des national des indépendants et paysans, dont Antoine Pinay était l’ancêtre. Ensuite, je suis devenu républicain indépendant. En 1978, nous formons l’UDF avec les radicaux et le CDS. Je faisais partie de ce courant et j’y assumé des responsabilités, puisque j’ai été président du groupe UDF durant six ans à l’Assemblée nationale. Je faisais partie des libéraux sociaux si je puis utiliser cette expression. Historiquement, je ne fais pas partie de la tradition gaulliste.

Centriste, ça vous va ?
Non, je fais partie de la droite libérale et sociale.

Giscardien ?
Ah oui. J’étais dans ses comités de soutien en 1981, ce qui n’a pas donné le résultat attendu, mais bon. Ce fut ensuite la traversée du désert. Puis j’ai créé Le Cercle avec des RPR, Philippe Seguin et Michel Noir, et des UDF comme François Daubert. Après quoi, je me suis beaucoup engagé avec le Parti républicain. Puis en 1989, j’ai créé les Rénovateurs, avec des RPR et des CDS. On a tout fait pour rénover le paysage politique, on eu du mal. Puis en 1995, puisque l’UDF n’était pas présente à cette à cette élection présidentielle et qu’on avait le choix entre deux RPR, j’ai choisi Jacques Chirac.

Pourquoi ?

Parce que Jacques Chirac défendait une politique de rupture et que je pensais qu’elle était ce qu’il fallait pour la France. Les réformes ne suffisaient plus. Il fallait lutter contre la fracture sociale, ce qui était le thème de la campagne de Jacques Chirac. On n’a pas réussi puisqu’il y a eu la dissolution et qu’on a perdu les élections. Mais je pense que c’était un peu prémonitoire par rapport à la situation actuelle. On se rend bien compte qu’il faut faire des réformes fondamentales dans les domaines de l’éducation, de la fiscalité, de la réforme du territoire.
Aujourd’hui, on ne peut envisager simplement de mener une politique de gestion. C’est une politique de rupture qu’il faut faire.

Quand en 1995, vous soutenez Chirac, Giscard était d’accord ?
J’étais très proche de Giscard à cette époque et j’ai fait ce choix avec lui. Et je vous rappelle que Giscard a soutenu Chirac dès le premier tour.

Quels étaient vos rapports avec Alain Juppé lorsque vous étiez ministre de la Défense et lui Premier ministre ?

Oh, j’étais très proche de Chirac parce qu’un ministre de la Défense dépend plus du président de la république que du Premier ministre.

Et aujourd’hui, vous avez de bons rapports avec Alain Juppé ?
Vous savez, je suis plutôt d’un caractère cordial. Je le revois très peu puisque nos itinéraires se sont séparés à un moment donné. Mais quand je le vois, on a les meilleurs rapports du monde …

Souhaiteriez-vous qu’il gagne la primaire ?
Pour le moment, je regarde. Je suis observateur de la vie politique. Je pense juste qu’avant de parler de primaire et de candidature, il faudrait parler de programme.

Vous parliez de fédéralisme tout à l’heure. Pourtant, à cette époque, on était à droite, plus étatiste que fédéraliste.
Je n’ai jamais été étatiste. J’ai toujours voulu que l’état crée des conditions favorables, mais ne prenne pas toutes les décisions. On faisait partie de ce courant des ordolibéraux qui s’est exprimé après la guerre avec le miracle allemand, à travers des gens comme Adenauer ou Schuman. Ce mouvement faisait confiance aux gens. L’État n’est pas là pour tout faire. Il est là pour faire faire.

Vous étiez très minoritaires en ce temps-là ?

Oui, très doucement nous sommes devenus de moins en moins, et je pense que maintenant, on est devenus quasiment majoritaires.

Vous êtes pour un Europe fédéraliste, donc ?
Je suis pour la vraie Europe Fédérale. Parce que très souvent on présente l’Europe fédérale comme une Europe centralisatrice alors qu’elle est l’inverse. Je suis pour une Europe qui ne prenne que des compétences essentielles. Je pense qu’une Europe à 28, ce n’est pas possible, il nous faut une Europe qu’avec quelques pays. En ce cas, il faudrait que l’Europe dispose des compétences essentielles, et laisse aux nations, aux régions, aux régions, aux communes, la plupart des compétences.
Tout ce qui peut être fait au plus proche de la personne doit l’être. Le principe qui est à la base de même de toute vie politique, c’est celui de la subsidiarité.
Autrement dit : tout ce qui peut être fait dans la commune doit rester au niveau de la commune. Tout ce qui peut être fait dans la région doit rester à l’échelle de la région. Et tout ce qui peut être fait dans la nation doit rester de la compétence de la nation. Au niveau européen, on ne peut pas centraliser comme on le fait malheureusement aujourd’hui. Ceci crée ce problème entre l’Europe et les nations.

On en arrive aux élections régionales de 1998 où vous faites alliance avec le Front national.
Je n’ai jamais fait alliance avec le FN. Il y a un parti qui s’appelle le Front national, qui est reconnu par la République puisqu’il peut présenter des candidats. Ceux-ci siègent dans une assemblée et décident de vous soutenir. Selon une jurisprudence inventée par la gauche, on n’aurait pas le droit d’accepter leurs voix. Mais qu’est ce ça veut dire ?!

Mais en 1992, vous disiez le contraire.

Non. J’ai dit que je n’étais pas favorable à une alliance avec le Front national. Mais encore une fois en 1998, je ne fais pas alliance. J’accepte le soutien de conseillers régionaux qui ont été élus en toute régularité. Si je n’ai pas voulu céder, c’est que je considérais qu’il s’agissait d’une atteinte à la démocratie. Ma position est la suivante : soit on considère que le Front nationale est un parti anormal et dans ce cas il faut l’interdire. Soit on considère qu’il est normal et, dans ce cas je vois pas, toujours pas pourquoi il n’aurait pas le droit de faire des alliances ici ou là. Il faudra me l’expliquer.

Est-ce que cette histoire vous a blessé ?
Bien sûr ! Si je disais le contraire, je ne serais pas normal. Voir des amis de toujours me tourner le dos parce qu’ils avaient peur qu’on les accuse… Ça vous fait mal. Mes enfants, on ne les saluait plus à cause de ça, et moi, on me jetait des pierres quand je sortais ! J’ai connu la violence en politique. Les gens ont oublié, mais le Maire de Briançon s’est fait casser la jambe à coup de barre de fer parce qu’il me soutenait.

Vous venez de fonder un think tank avec Charles Beigbeder. De quoi s’agit-il exactement ?

Avec la manif pour tous, on a vu des centaines de milliers de personnes s’éveiller à la politique. Un certain nombre de cercles comme les Veilleurs, rassemblant une nouvelle génération se sont créés. Certains d’entre eux ont souhaité réfléchir à la politique et même aller un peu plus loin.
C’est ce qui nous a amenés à fonder l’avant-garde, un réseau participatif où l’on travaille sur les lois qu’on aimerait voir mise en œuvre par le futur président de la République.
On va essayer de réunir assez de monde pour que le futur candidat retienne nos propositions.
Au fond, ce réseau ressemble au cercle Péguy dont nous parlions au début de notre conversation. Il s’inscrit dans sa continuité.

Le mariage homosexuel a été une blessure pour vous ?
Une blessure, non. Mais je pense que c’est une faute. Le mariage, c’est entre un homme et une femme, pour avoir des enfants. Sinon, il faut appeler ça « convention », pas mariage. Sauf si on veut fabriquer artificiellement des enfants. Mais là, c’est Prométhée ! Et l’homme devient fou.

Pour finir, que pensez-vous du pape François ?

Ah, il secoue bien ! Il pose le problème de la charité, le problème de la miséricorde.
On peut pécher mais on peut être pardonné. Tout n’est pas loi et règlement. Jean Paul II était un grand pape, mais un pape pastoral. Ensuite, Benoit XVI a remis d’équerre un certain nombre de points de doctrine, ce qu’il fallait absolument faire. Une fois son œuvre accomplie, il a démissionné pour laisser sa place à un pape charismatique. François restera dans l’histoire comme le pape de la miséricorde qui est la principale dimension de la religion chrétienne. On fait des fautes. Il faut nous pardonner.