L’Europe devant les séparatismes et le fédéralisme

Une révolution silencieuse a lieu en Europe.

Obnubilés par les questions de relance économique et par le poids de la dette, gouvernements et commission européenne refusent de regarder en face le problème qui leur est posé, et d’affronter le défi qui leur est lancé.

Ce problème est celui des frontières.

Mais il revêt une double complexité, car il concerne à la fois les frontières extérieures et les frontières intérieures de l’Europe.

Le président français François Mitterrand avait ce mot mystérieux et clairvoyant quand on l’interrogeait sur les frontières de l’Europe : « L’Europe est partout là où il y a des monastères bénédictins ».

La crise ukrainienne corrobore ce jugement aux apparences hâtives.

La véritable scission intérieure du pays recoupe celle des religions, lesquelles sont productrices de culture : l’ouest ukrainien qui tend vers l’Europe est majoritairement catholique, et d’ascendance historique polonaise ; l’est est orthodoxe et naturellement inscrit dans le giron russe.

Ces frontières civilisationnelles ne sont certes pas intangibles ni gravées dans le marbre, mais une politique réaliste d’organisation du monde doit les prendre en compte.

De même que l’entrée de la Turquie en Europe – heureusement repoussée, quand l’on voit que le pays accueille aujourd’hui les leaders des Frères musulmans – posait surtout un problème de civilisation et de religion, la frontière orientale de l’Europe se heurte à l’imperium historique russe.

Le génie politique consisterait à traiter d’égal à égal, sans mépris et sans naïveté, avec Vladimir Poutine, pour redéfinir des zones d’influence justes, que modèreraient des Etats-tampons.

Mais, plus loin que ce problème, à y regarder de près, l’ouest européen ne sait plus lui-même qu’il est véritablement, Ecosse, Catalogne, Pays basque, Lombardie, Bavière, cette Europe actuelle fourmille de régions, de provinces qui réclament une autonomie supérieure, voire une indépendance complète.

Même si le résultat du référendum écossais a été négatif, le phénomène reste profond, et les dirigeants britanniques eux-mêmes l’ont admis.

L’Assemblée de Catalogne a, elle, décidé de lancer un référendum pour l’indépendance du territoire, contre l’avis de Madrid.

Et les réactions des autres capitales, autant bruxelloises que nationales, consistent plutôt en un silence gêné qu’en une affirmation de principes.

Car des principes en la matière, plus personne n’en possède vraiment : l’indépendance du Kosovo ou à un autre niveau, la séparation de la Tchéquie et de la Slovaquie ont montré que les frontières, souvent tracées au cours des XIXè et XXè siècles n’étaient pas intangibles.

Mais si en Europe de l’ouest, malgré l’absence de réponse claire, le processus garde des dimensions paisibles et démocratiques, ce qui se passe en Europe centrale et de l’est manifeste le trouble général du Vieux continent.

En Ukraine, face aux appétits de la Russie naturellement impériale, l’Union européenne a été incapable de réagir calmement et diplomatiquement.

Cachée derrière les Etats-Unis, elle a été obligée d’admettre les revendications des séparatistes pro-russes, perdant la partie face à Vladimir Poutine.

Il faut pourtant se poser la question de la fin du système westphalien, qui depuis trois siècles a confondu l’Etat et la nation.

Il faut aussi admettre que l’on n’a jamais réussi à remplacer les systèmes impériaux qui prévalaient dans ces régions-ci, et qui se sont effondrés en 1918 puis en 1991.

Comprendre ce qui se passe, c’est admettre que la dimension, la mission et le rôle d’une bonne part des Etats européens ne correspondent plus au monde moderne.

Ces Etats sont soit trop petits, soit trop grands.

Or, les citoyens ont aujourd’hui soif de retrouver une proximité politique. Car une région possède une histoire, des familles, des paysages évidents, avec lesquels on noue une familiarité immédiate.

Pourquoi l’avenir de l’Europe ne s’inscrirait-il dans ce cadre ?

Ce qui se manifeste à travers cette volonté d’indépendance ou d’autonomie accrue, c’est la réaction à l’hybris qui sévit ici depuis 1945.

Une hybris qui au nom de grands projets industriels, économiques ou d’aménagement du territoire, a sacrifié les peuples, leurs modes de vie, leurs racines et leurs attachements locaux.

Après la rapide période d’extension des Trente Glorieuses, principalement due au bas coût de l’énergie mondiale, l’Europe s’est réveillée avec la gueule de bois.

Et l’on redécouvre, mais un peu tard, l’adage de Schumacher, c’est-à-dire que « small is beautiful ».

On redécouvre aussi ce qu’affirmait il y a quarante ans le philosophe Ivan Illich, c’est-à-dire « qu’au-delà d’un niveau critique de consommation d’énergie par tête, dans toute société, le système politique et le contexte culturel doivent dépérir ».

Au lieu de commencer par se définir économiquement pour trouver une identité propre, l’Europe aurait tout intérêt à renverser les priorités et à procéder en sens inverse : c’est en laissant le pouvoir concret redescendre vers les communautés locales et les collectivités de base que non seulement elle réapprendra qui elle est, mais qu’en sus, elle redonnera à ses peuples les moyens de se développer économiquement et partant de recouvrer leur dignité.

Les cas de l’Allemagne et de la France prouvent que les collectivités les plus efficaces en nombre de matières sont respectivement les Länder et les Régions : les transports, la culture, l’éducation, partout où l’on a expérimenté leur gestion à ces niveaux territoriaux, les gains en ont été accru et la confiance avec les citoyens, qui se sentent ainsi maîtres de leurs destins, restaurée.

A l’heure où l’on parle tant de démocratie participative, il est temps de s’y risquer réellement, notamment avec ces référendums d’initiative populaire, que pratique déjà notre voisine suisse.

Il faut néanmoins relever que ce sont les régions riches qui évidemment réclament aujourd’hui la séparation ou l’indépendance : c’est pourquoi demeure naturellement le besoin d’une collectivité supérieure qui en contrepartie d’attributions particulières (Défense, environnement, ou certains transports) mette en place une politique de péréquation entre toutes les collectivités locales.

Paradoxalement une Europe puissante et capable d’intervenir dans l’ordre du monde, ne se fera pas sans un retour vers sa base.

Car, rappelons-le, la démocratie, si elle consiste dans un mode de gouvernement issu du plus grand nombre, n’existe pourtant pas si elle ne protège pas du même mouvement ses minorités. Dans ce sens, le temps des Etats centralisateurs et méprisant des identités locales, est passé.

Il est temps que nous grandissions en sagesse politique, c’est-à-dire que nous diminuions nos modes de contrôle, de surveillance et de standardisation.

Un nouveau mode d’organisation décentralisé, et plus si affinités, et sans doute la clef de l’avenir de l’Europe, le retour à son identité et à un fonctionnement économique plus juste et plus respectueux de l’homme.




Religions et géopolitique méditerranéenne

L’implantation et la croissance de l’islam en Europe occidentale, généralement le fait de lourds mouvements de population, sont aujourd’hui très connues et documentées.

L’immigration massive qui a lieu depuis une quarantaine d’années contribue à changer le visage religieux des grandes métropoles européennes et de leurs banlieues, imposant des défis de taille aux autorités des nations concernées, à propos notamment de l’expression publique de la nouvelle religion.

On ignore cependant que les équilibres immémoriaux sont bouleversés des deux côtés de la Méditerranée : les pays culturellement musulmans, ceux du Maghreb ou de la péninsule arabique, sont confrontés eux aussi à un nouveau paramètre, le développement du christianisme derrière leurs frontières, qu’il soit le fait de populations autochtones converties ou d’une fraîche immigration de masse.

Les chiffres parlent pourtant d’eux‐mêmes : en Arabie saoudite, terre sacrée de l’islam et par là particulièrement répressive au point de vue de la liberté religieuse, où aucun autre culte public que musulman n’est autorisé, on compte pourtant 1,5 million de chrétiens, majoritairement catholiques, soit 4% de la population.

Ce sont principalement des travailleurs immigrés, qui gardent le statut d’étrangers, mais dont la présence, renforcée par celle des expatriés occidentaux, se fait de plus en plus embarrassante pour la dynastie régnante.

Celle‐ci envoie depuis une dizaine d’années des signes contradictoires : ainsi le roi d’Arabie a rencontré le Pape Benoît XVI au Vatican en 2007, à la suite de quoi l’on évoquait la construction d’une église à Riyad.

Mais début 2012, le grand mufti d’Arabie saoudite a réclamé le destruction de toutes les églises de la région, rappelant que la tradition islamique interdisait qu’on tolère quelque culte que ce soit à proximité des lieux saints que sont Médine et La Mecque, villes dans lesquelles les chrétiens n’ont d’ailleurs pas le droit d’entrer.

Reste que la population chrétienne est bien présente, fournissant une main‐d’œuvre bon marché dont le pays aurait du mal à se passer.

L’Église orthodoxe russe a obtenu elle le droit de bâtir sur le territoire de son ambassade une église qui arbore croix et autres signes chrétiens ostensibles.

Les chiffres des micro‐États du Golfe sont à l’avenant : à Bahreïn on compte 5% de chrétiens, aux Emirats arabes unis près de 10%, au Koweit 8%, à Oman 2,5 et au Qatar 5%, pour la plupart des expatriés et surtout des travailleurs immigrés venus des Philippines ou d’Inde participer aux pharaoniques projets qu’ont initiés les pétromonarchies ces dernières décennies.

Même si les modalités d’acquisition de la nationalité de ces Etats sont très restrictives, ces travailleurs étant donc destinés à demeurer des étrangers, les communautés chrétiennes qu’ils fondent  constituent  tout de même un potentiel danger  social  pour les dirigeants.

L’Égypte, on  le sait, compte  depuis  toujours une grosse minorité copte, antérieure à l’islamisation du pays, estimée aujourd’hui à 11% de la population et dont la chute de Moubarak a rendu la situation plus précaire encore. La poussée islamique que le président Morsi tente de maîtriser et d’utiliser à son profit risque de poser de manière plus brûlante encore la question du statut des non‐musulmans dans le pays.

Si la Libye compte, elle, une infime minorité chrétienne, la situation est plus complexe dans les pays du Maghreb, surtout en Algérie et au Maroc.

Même si les chiffres varient grandement – pour l’Algérie, ils vont ainsi selon les sources de 50 000 à 200 000 conversions au christianisme – il est impossible de nier qu’il se passe quelque chose dans ces pays, une ouverture à d’autres confessions, que l’on tenait pour inimaginable depuis mille ans.

Les conversions au christianisme sont, autant qu’on puisse en juger, d’abord le fait de la communauté amazighe (kabyle, ou berbère) qui a, depuis l’invasion arabe, conservé des traits culturels distinctifs, notamment l’usage d’une langue propre et à qui l’islam, en tant que transmis par le Coran, demeure linguistiquement étranger.

La Kabylie est en outre la seule région d’Algérie où du temps de la colonisation française une tentative d’évangélisation ait eu lieu, sous la houlette du Cardinal Lavigerie.

Reste que le réveil de la communauté berbère, en Algérie et au Maroc singulièrement, s’est  opéré synchroniquement avec la vague  de conversion au christianisme depuis vingt ans.

Les légendes les plus abracadabrantes courent sur les méthodes prosélytes des églises évangéliques, comme le fait qu’elles distribueraient visas et dollars contre une adhésion, mais elles n’ont jamais été prouvées.

Le gouvernement algérien, même si le satisfait à l’évidence le colportage de ces ragot, est pourtant forcé de reconnaître depuis peu l’évolution des chiffres : quand il faisait état de 0,06% de chrétiens en 2002, il en admet aujourd’hui 0,7%. La CIA avance, elle, 1% de chrétiens et de Juifs dans tout le pays.

Quoique tous ces chiffre soient apprendre avec précaution, l’augmentation demeure Quoique tous ces chiffres soient à prendre avec précaution, l’augmentation demeure significative et si un petit pour cent de population ne risque pas en soi de bouleverser l’identité ’un pays ni son équilibre, les signes sont là que les Algériens sont nombreux à aspirer aujourd’hui à autre chose qu’à la religion de leurs pères, surtout quand elle a tendance à se durcir comme dans l’époque actuelle.

La présence dans les postes de télévision de pas moins de dix chaines chrétiennes, émettant bien entendu de l’étranger, semble d’après les rares témoignages recueillis auprès des nouveaux convertis contribuer à cette ouverture au reste du monde.

Cependant, face à ce mouvement indéniable, les persécutions des autorités vont bon train depuis une dizaine d’années.

Si la constitution algérienne, héritée de sa fondation socialiste « moderne », reconnaît la liberté du culte, les entorses sont légion. Depuis 2005, l’enseignement de la charia est devenu obligatoire pour tous les élèves du secondaire ; parallèlement, le contrôle des prêches s’est étendu et la distribution de certains ouvrages religieux est interdite.

Toutes dispositions qui invoquées sous l’habituel argument de la lutte contre le terrorisme sont prises pour lutter contre les églises chrétiennes.

La loi de 2006, la plus sévère, qui réprime le prosélytisme et oblige de réclamer une approbation des autorités avant de prêcher, a conduit à de nombreuses fermetures de lieu de cultes, ainsi qu’à l’expulsion de dizaines de pasteurs protestants.

Au Maroc, au‐delà des chiffres ubuesques officiels – tout citoyen du pays, hors quelques milliers de Juifs, sont censés être musulmans ‐ on note aussi une très forte croissance des adhésions aux églises évangéliques, de l’ordre de 3% par an, ce qui porterait le nombre de chrétiens à plus de 100 000.

Il ne faut pas négliger aussi la venue de migrants subsahariens, qu’ils soient étudiants ou refoulés lors de leur tentative de passage vers l’Europe, qui gonfle les chiffres des disciples du Christ.

Ainsi, la géopolitique méditerranéenne actuelle doit‐elle prendre en compte ces deux facteurs inverses que sont la croissance de l’islam en Europe, des Balkans à la Scandinavie en passant par la France et le Royaume‐Uni, et la naissance d’un nouveau christianisme au sud du Bassin.

Si les législations européennes sont particulièrement tolérantes pour la liberté du culte, ce n’est pas encore le cas de tous les pays d’Afrique ou de la péninsule arabique, qui vont pourtant devoir répondre à la question dans les années qui viennent.

Charles Millon