Le Pape devant l’Europe et le monde

On aurait tort de recevoir les deux discours du Pape François le 25 novembre dernier, devant le Parlement européen et le Conseil de l’Europe, comme des allocutions anecdotiques et circonstancielles.

Tort aussi de penser qu’elle s’adressait exclusivement aux citoyens européens et à leurs représentant.

Le souverain Pontife y dessine une perspective géopolitique pour le monde entier,à charge pour les gouvernements et les institutions internationales de l’appliquer.

Certainement, le pape n’a toujours pas de divisions, selon le bon mot de Staline : cela n’empêche pas la diplomatie vaticane de demeurer l’une des plus influentes du monde, comme le premier pas vers une réconciliation entre Cuba et les Etats-Unis vient de le prouver.

C’est même sans doute cette absence de puissance matérielle, cette « politique de la faiblesse », qui constitue le cœur du succès de cette géopolitique catholique.

Les discours de François ont eu pour but, en effet, de rappeler aux instances européennes, mais aussi aux puissants du monde entier, la nécessité du recours à une vraie universalité pour parvenir à organiser autrement la planète.

Il s’agit selon lui de « maintenir vivante la réalité des démocraties est un défi de ce moment historique, en évitant que leur force réelle – force politique expressive des peuples – soit écartée face à la pression d’intérêts multinationaux non universels, qui les fragilisent et les transforment en systèmes uniformisés de pouvoir financier au service d’empires inconnus. »

Le pape conteste ainsi formellement la croyance, bien ancrée depuis plusieurs siècles dans l’esprit des occidentaux,et croyance que l’accélération de la mondialisation a décuplé ces dernières décennies, en une humanité que le seul « doux commerce » unirait et rendrait fraternelle.

C’est une critique adressée, certes, à l’union européenne actuelle qui s’est fondée sur une monnaie et un marché unique, au risque de détruire les économies nationales et locale, mais aussi aux grands ensembles prométhéens qui tentent de se constituer partout sur le globe, comme ce Traité transatlantique que négocient Europe et États-Unis : « On constate avec regret, affirme-t-il sans détours, une prévalence des questions techniques et économiques au centre du débat politique ». Ce qui induit selon lui une destruction générale des rapports humains.

Il ne faut pas considérer les paroles du Saint-Siège comme relavant seulement d’une question morale, que l’on pourrait admettre ou refuser de manière privée : elles ont aussi une portée générale, c’est-à-dire politique, et concernent à ce titre tout le monde.

Notamment quand il assure que l’on assiste à « une revendication toujours plus grande des droits individuels, qui cache une conception de la personne humaine détachée de tout contexte social et anthropologique, presque comme une « monade » (μονάς), toujours plus insensible aux autres « monades »présentes autour de soi », les implications sociales et politiques de cette situation, si elle est vraie, sont vertigineuses et dramatiques.

Dans le sens où l’on subit une dénaturation de la démocratie, non plus conçue comme ce régime capable de protéger les minorités, mais seulement comme une puissante machine à satisfaire les désirs uniformes des masses.

Ainsi, « si le droit de chacun n’est pas harmonieusement ordonné au bien plus grand, il finit par se concevoir comme sans limites et, par conséquent, devenir source de conflits et de violences » :ce que l’on constate notamment dans le développement planétaire de l’islamisme, dont l’État islamique constitue le cas d’école.

Liberté est donnée à une idéologie d’appliquer aveuglément ses conditions totalitaires, au détriment des minorités présentes.

« Quelle dignité existe vraiment, quand manque la possibilité d’exprimer librement sa pensée ou de professer sans contrainte sa foi religieuse ? », demande François.

Et la démocratie libérale déchue se trouve dans l’impossibilité de répondre à cet état de fait qui pourtant la nie complètement parce qu’elle a oublié qui elle était et d’où elle venait.

Le discours du Pape est éclairant, géopolitiquement, en tant qu’il arrive à lier harmonieusement vocation universelle de l’Europe et respect des identités.

« Je suis convaincu, dit-il, qu’une Europe capable de mettre à profit ses propres racines religieuses, sachant en recueillir la richesse et les potentialités, peut être plus facilement immunisée contre les nombreux extrémismes qui déferlent dans le monde d’aujourd’hui, et aussi contre le grand vide d’idées auquel nous assistons en Occident ».

Alors que le terrorisme islamique déferle partout, notamment en Europe, cet appel à une connaissance neuve de ce qui nous fonde exige une réponse.

Réponse non pas égoïste, d’un nationalisme qui se renfermerait derrière une identité pure fantasmée, mais réponse ouverte et constructive, généreuse, parce qu’« à côté d’une Union Européenne plus grande, il y a aussi un monde plus complexe, et en fort mouvement.

Un monde toujours plus interconnecté et globalisé, et donc de moins en moins « eurocentrique ».

La destinée de l’Europe, que l’on a tendance à oublier, est certainement de « prendre soin de la fragilité des peuples et des personnes », et de répondre « aux nombreuses injustices et persécutions qui frappent quotidiennement les minorités religieuses, en particulier chrétiennes, en divers endroits du monde ».

Mais voilà qui exige, au-delà des paroles, une intelligence de la situation géopolitique mondiale actuelle.

Par exemple, l’alignement complet de l’Europe sur la politique de puissance américaine répond-il à cette demande de complexité ?

Certainement non, comme les cas ukrainien, syrien et libyen l’ont montré.

L’acharnement unilatéral contre le régime de Bachar el Assad a durablement aveuglé nos gouvernants qui n’ont pas vu que derrière lui, et contre lui, il y avait pire ; la mise au pilori de Vladimir Poutine a réduit l’Union européenne au rang de valet pusillanime des intérêts américains en Ukraine ; l’attaque irréfléchie de Mouammar Kadhafi a in fine libéré des forces délétères dans toute l’Afrique que nous sommes maintenant incapables de contrôler.

Où l’on voit que l’oubli de la complexité du monde, et notamment des minorités qui le composent, comme les chrétiens d’Orient, la réaction épidermique et simplette sous l’aiguillon médiatique, sont des trahisons de l’esprit européen de mesure et de protection des faibles.

Les discours du Pape François, s’ils étaient écoutés et pris en compte, pourraient constituer l’amorce d’une reconstruction des rapports sociaux internes aux nations occidentales, où la subsidiarité, la question des limites seraient réellement prises en compte ; mais aussi d’une « nouvel ordre »du monde plus équilibré, et enfin réellement humaniste.

Publié par Charles Millon · 6 février 2015, 10:43




Proche-Orient et guerre du gaz

Le 26 août 2014 un accord de cessez-le-feu a été conclu après 50 jours de conflit qui ont fait plus de 2.140 morts et 11.000 blessés parmi les Gazaouis et 74 côté israélien, Palestiniens et Israéliens s’étaient donnés un mois pour reprendre les discussions concernant l’enclave palestinienne de la bande de Gaza.
Cinquante ans de tensions permanentes, plusieurs guerres, un flot d’horreur et le risque constant de voir s’embraser une région fébrile.
Peut-être sommes-nous face à un conflit dont l’ampleur dépasse largement ceux des précédentes décennies, et dans lequel l’Europe pourrait se retrouver entraîner, inexorablement et pour longtemps.
Ce conflit porte un nom : la guerre du Gaz. Car derrière la guerre – menée selon Israël contre le terrorisme à Gaza, et selon le Hamas contre le sionisme impérialiste – s’en dissimule une autre, moins médiatisée.
Un vent mauvais pourrait bien souffler pour longtemps dans ce « Levantin », antique zone de migration entre le continent africain et l’Eurasie,  qui part de l’Egypte et remonte jusqu’en Turquie ; il balayerait sur  son passage  les côtes de Gaza, Israël, Chypre, le Liban et  la Syrie. Rebaptisé « Levantine Energy Corridor » par les multi nationales pétrolières, cette partie Est du bassin Méditerranéen fait l’objet depuis plus d’une vingtaine années de recherches poussées en matière d’hydrocarbures.D’ importantes réserves de gaz et de pétrole y ont été découvertes au début des années 2000.

Trois grands bassins se dessinent : l’un au sud de Chypre, l’autre au large du Liban et de la Syrie, le dernier au large de la bande de Gaza et d’Israël. Pas loin des grandes réserves égyptiennes.
Des zones territoriales maritimes aux contours non déterminés, qui vont à coup sûr être farouchement disputés dans l’avenir, laissant entrevoir d’autres conflits dans cette région.
Selon plusieurs sources, qui généralement demeurent anonymes, l’une des raisons de l’invasion militaire de la Bande de Gaza par les forces israéliennes vise directement le contrôle et la possession de réserves stratégiques de gaz offshore.
A 30 km des côtes palestiniennes se trouve en effet un gros gisement de gaz naturel, baptisé Gaza Marine, estimé à 30 milliards de mètres cubes pour une valeur de plusieurs  milliards de dollars. D’autres gisements de gaz et pétrole, selon une carte établie par l’agence gouvernementale américaine U.S Geological Survey se trouveraient en terre ferme à Gaza et en Cisjordanie.
Ces réserves de gaz ont été sur le papier attribuées pour une exploitation de 25 ans par l’Autorité palestinienne à British Gas (BG Group) et à son partenaire d´Athènes, Consolidated Contractors International Company (CCC), propriété du Liban et de la famille Sabbagh Koury. Sur le papier seulement, puisque depuis jamais les conditions de sécurité minimales n’ont été réunies pour que l’exploitation puisse simplement commencer.
Imaginer que l’un des buts de la guerre présente menée par Israël, baptisée opération « Bordure protectrice », vise le contrôle des ressources gazières ne relève pas de la paranoïa, si l’on veut bien prendre en compte les faits suivants : l’actuel ministre de la défense de Tel Aviv, Moshe Ya’alon, s’inquiétait en 2007, juste avant l’opération militaire « Plomb Fondu » dirigée elle aussi contre la bande de Gaza, que cette source potentielle de revenus qu’est le gaz ne serve pas à aider à la construction d’un Etat palestinien, mais bien à financer des attaques terroristes contre Israël.
Il avait alors évoqué la possibilité, pour le Hamas, d’utiliser ces fonds pour attaquer le Fatah: « Sans une opération militaire permettant de chasser le Hamas des postes de commande de Gaza, aucun forage ne peut débuter sans l’accord du mouvement islamistes radical », disait-il. L’opération Plomb Fondu n’avait, à l’époque, pas permis d’atteindre ses buts (éradiquer le Hamas), mais avait coûté la vie à près de 1400 Palestiniens dont 773 civil et 9 Israéliens (dont 3 civils).
Selon les sources, plusieurs scénarios sont envisageables : certains évoquent l’ambition d’Israël d’éliminer le Hamas dans la bande de Gaza afin de « générer un climat politique permettant de mener à un accord sur le gaz », ce qui impliquerait un accord avec le Fatah de Mahmoud Abbas dès lors qu’il aurait repris le pouvoir sur la bande de Gaza. Déjà en 2012, le premier ministre Benjamin Netanyahu appelait de ses vœux cet accord que le Hamas, exclu des négociations, avait naturellement rejeté par avance.
D’autres imaginent qu’Israël, Fatah ou pas Fatah, projette dans tous les cas d’exploiter le gaz à son propre profit : le contrat qui avait été négocié par BG Group avec les Palestiniens, aurait depuis été renégocié avec l’Etat Israélien. Mais, encore selon d’autres sources, des négociations auraient aussi eu lieu entre l’Autorité Palestinienne et le russe Gazprom pour développer le champ gazier de Gaza.
Dans tous les cas, l’enjeu du gaz devient colossal dans cette partie du Proche-Orient qui jusque là n’avait pas été habituée à en être bénéficiaire ou victime. Car d’autres gisements offshores ont été découverts en Méditerranée, au large des côtes israéliennes, qui risquent d’engendrer d’autres conflits territoriaux : ainsi, depuis mars 2013, Israël peut compter sur des ressources gazières propres grâce à l’exploitation du champ de Tamar, situé dans sa zone maritime et dont la capacité est évaluée à 238 milliards de mètres cubes. Outre la consommation nationale, cette poche de gaz naturel permettra à Israël d’exporter une partie de la production vers la Jordanie.
Mais la vraie source de conflit est ailleurs : le champ du « Léviathan » situé plus au nord, loin des côtes de Gaza, dont les ressources sont estimées à près de 500 milliards de mètres cubes.
Le problème est que ce gaz et l’éventuel pétrole qui se trouverait dessous se trouvent dans une zone marine frontalière que se disputent outre Israël, le Liban et Chypre.
Un tel volume, s’il était exploité, pourrait transformer Israël en exportateur net vers l’Europe, la Jordanie et l’Egypte, modifiant ainsi fondamentalement les relations de l’Etat hébreu avec son voisinage.
Jusque là, en effet, Israël était tributaire de l’Egypte pour le gaz et les soubresauts du printemps arabe au Caire, tarissant partiellement les livraisons, avaient passablement agacé Tel Aviv.
Les gisements en eux-mêmes sont inclus dans la Zone Economique Exclusive (ZEE) israélienne (zones définies à la convention de Montego Bay sur le droit de la mer en 1982, délimitant un espace de 200 miles marins – environ 370 km – à partir des côtés de l’Etat en question).
Cependant, le Liban conteste le principe de la ZEE, pourtant fruit du droit international. Selon lui, la frontière entre les deux ZEE n’a pas de fondement légal et ne résulte d’aucun accord entre les deux Etats.
S’il paraît difficile qu’Israël trouve un accord avec le Liban, où loge son ennemi juré, le Hezbollah, plus curieuses sont les nouvelles relations, apparemment cordiales, qu’il a noué avec la Russie de Vladimir Poutine.
Les causes en sont multiples, notamment la position d’accusé dans laquelle se retrouvent les deux nations devant la communauté internationale : la Russie à cause de l’Ukraine, Israël à cause de Gaza et des territoires palestiniens en général.
Mais il se peut encore qu’Israël, devant le refroidissement de ses relations avec les Etats-Unis de Barak Obama, ait trouvé dans la Russie un nouvel interlocuteur de poids, notamment pour traiter indirectement avec l’Iran.
De plus, la qualité des rapports d’Israël avec ses voisins proche-orientaux étant, on le sait, exécrables, il pourrait se trouver dans la situation paradoxale d’être privé de débouchés pour son gaz éventuel.
On pourrait ainsi supposer que la Russie serve aussi d’intermédiaire pour une voie du gaz inédite qui passe par la Syrie de Bachar el Assad, venant se raccorder ensuite sur South Stream, le gigantesque gazoduc que Vladimir Poutine est en train de construire avec l’aide du consortium italien ENI et la participation de l’entreprise française EDF à destination de l’Europe, pour contourner l’Ukraine.
Ce qui porterait un nouveau coup, peut-être fatal, à Nabucco, le grand rival de South Stream qui, soutenu par l’Union européenne et les Etats-Unis pour faire pièce aux Russes, devait transporter le gaz d’Azerbaïdjan et d’Iran, vers la même Europe.
Le jeu de la Turquie reste trouble, puisque les deux pipelines sont censé passer par son territoire, et les moulinets de bras d’Ankara face à Israël (le Premier ministre turc avait qualifié le sionisme de « crime contre l’humanité ») ne pèseront certainement pas lourd devant les enjeux financiers et géostratégiques du nouveau gaz méditerranéen.
Si tout ceci demeure pour le moment à l’état de supposition, on ne peut ne pas voir qu’un nouveau grand jeu se met en place dans la région, dont les termes dépassent le simple et cruel problème de Gaza occupée par le Hamas.
Charles Millon