Charles Millon : «Un service national d’un mois serait une mesure purement symbolique !»

FIGAROVOX/ENTRETIEN – Il était Ministre de la défense lors de la fin du service militaire. Charles Millon assume et explique pourquoi l’armée n’est pas une «assistante sociale», tout en encourageant les mouvements d’éducation populaire qu’il juge plus efficaces qu’un service national au rabais.


Charles Millon a été ministre de la Défense du gouvernement Alain Juppé, de 1995 à 1997. Il a fondé en 2015 le mouvement politique «l’Avant-Garde».


FIGAROVOX.- Vous êtes le Ministre de la défense qui, sous la Présidence de Jacques Chirac, a initié et fait voter la suppression du service national. Est-ce une décision que vous regrettez aujourd’hui?

Charles MILLON.- Pas une seconde. La mission première d’une armée est la défense du pays, sur le territoire national et hors du territoire. Face à la montée des nouvelles menaces, face aux guerres asymétriques, face au cyber-terrorisme, c’est d’une armée de plus en plus technique et de plus en plus spécialisée dont nous avons besoin. La professionnalisation de l’armée que nous avons entreprise avec le Président Chirac était indispensable et a répondu à l’attente de l’ensemble de la hiérarchie militaire, largement consultée pendant de longs mois.

L’armée de métier ne peut pas être la variable d’ajustement des manquements d’autres acteurs de la société.

Je tiens à préciser que cette suppression du service national s’accompagnait d’un volet visant à renforcer l’éducation populaire associative: chantiers de réfections de monuments historiques, scoutisme, éducation par le sport… Après la dissolution de 1997, les gouvernements qui se sont succédé ont simplement renoncé à ce volet qui était une mesure d’accompagnement utile.

Dans le contexte actuel marqué par les attentats et la dissolution de l’unité nationale, êtes-vous d’accord avec Emmanuel Macron sur la nécessité de «refonder le lien entre l’armée et la nation»?

Non, dans cette expression on mélange tout. Je pense les Français très conscients de la qualité, la compétence et l’abnégation de leurs militaires – plus que jamais peut-être – et je crois que ce lien, loin d’être rompu, est au contraire renforcé.

Par contre, qu’il faille retisser des liens sociaux dans notre pays est une évidence: l’hyper-individualisme et l’ultra-matérialisme ambiants déchirent le tissu social et il y a urgence à y remédier. L’armée de métier, comme l’écrivait le Général de Gaulle, ne peut pas être la variable d’ajustement des manquements d’autres acteurs de la société ; elle n’est pas l’assistante sociale d’une France fragilisée.

Je suis favorable à la création d’un Pass d’éducation populaire qui aiderait les familles et les associations, et inciterait les jeunes à s’investir dans le bénévolat. Celui-ci se ferait en liaison avec les collectivités locales, pour agir au plus proche des personnes.

Le lien avec la jeunesse pourrait aussi se faire par une réforme ambitieuse de l’armée de réserve ; celle-ci pourrait largement doubler en passant des accords avec les entreprises (nous les avions négociés dès 1996…), pour permettre et inciter leurs jeunes salariés à participer à la réserve. Ce système est d’ailleurs mis en place dans tous les pays ayant supprimé le service national obligatoire.

Mais en renonçant à l’universalité du service national, ne perd-on pas une formidable opportunité de brasser toutes les couches sociales?

Le brassage social n’existait plus depuis longtemps, c’est une chimère de plus. La mixité et la cohésion sociale avaient peu à peu disparu: à un bout de la chaîne, tous ceux qui ne savaient pas lire ou n’arrivaient pas à s’intégrer étaient exemptés (environ 15 %) et, à l’autre bout un grand nombre des appelés arrivaient à trouver des postes pour rendre leur service national plus «doux», grâce à leurs relations. Enfin, la grande masse était affectée à côté de chez elle, près de sa famille et de ses amis, et continuait de vaquer à un certain nombre de ses activités.

Le service national ne participait donc plus du tout à la cohésion nationale.

Je crois que si le brassage doit se faire, et il doit se faire, c’est à l’Éducation nationale mais aussi aux territoires, aux mouvements de jeunes, et à d’autres pans de la vie sociale de s’en charger, pas à l’armée professionnelle dont le pays a plus que jamais besoin.

Le service national ne participait plus du tout à la cohésion nationale.

Que pensez-vous de la solution intermédiaire, celle du service civique obligatoire?

On parle d’un mois, à l’âge de 16 ans, c’est bien cela? On est dans le symbolique, et le Président de la République aime les symboles…

Cela me semble peu réaliste à mettre en œuvre concrètement. Si les jeunes n’y vont pas, va-t-on envoyer les gendarmes?

Je rappelle qu’à l’époque où le service national était obligatoire, on avait été obligé de réformer l’objection de conscience, tant les appelés renâclaient. Qui va rendre obligatoire un service civique? Et surtout, comment sanctionner en cas de non-respect de cette obligation? Tout cela est illusoire, et coûteux.

Le texte sur le site du Figaro




Europe : les leçons de l’Italie

Après une semaine de crise, le gouvernement d’alliance entre la Ligue du nord et le Mouvement 5 étoiles (MSS) a finalement été nommé le 1er juin, avec à sa tête Giuseppe Conte.
Pendant plusieurs jours, qui succédaient déjà à des semaines de tractation, le président de la république italienne Sergio Mattarella a refusé d’approuver la nomination de l’ économiste Paolo Savona, hostile à la monnaie unique, au poste de ministre de l’ économie.
La crise s’est dénoué quand la Ligue et le MSS ont accepté de présenter l’économiste Giovanni Tria à ce poste. Mais ces quelques jours, à n’en pas douter, auront encore un peu plus creuser l’écart entre le peuple italien et l’Europe.
Ce n’est certes pas la première fois que des élections nationales heurtent le cours du « fleuve tranquille » européen, et que le second prime finalement sur le résultat des premières : il suffit de se souvenir des référendums danois en 2000, irlandais en 2001 et 2008, néerlandais et français de 2005.
Dans chacun de ces cas, on trouva des arrangements institutionnels ou juridiques pour contourner la réticence des peuples.
Mais, avec le coup d’éclat du 27 mai du président de la république refusant la nomination de Paolo Savona et demandant à Carlo Cottarelli, figure indépendante et ancien du FMI de former un gouvernement, on a atteint un nouveau palier.
En effet, alors qu’au Danemark, aux Pays-Bas ou en France , seuls un ou deux des ingrédients de la crise démocratique qui frappent nos pays européens étaient identifiables, dans le cas italien, ils sont tous réunis : angoisse identitaire face aux flux migratoires massifs; inquiétudes sociales devant un modèle économique qui ne crée plus de richesses et les redistribue encore moins; rejet massif des élites politiques qui, malgré les alternances, se partagent le pouvoir depuis trois ou quatre décennies ; déni démocratique de ces élites de plus en plus décrédibilisées.
C’est ce carré magique de la défiance qu’il faut analyser pour saisir l’enjeu de ce qui se passe actuellement en Italie.

L’angoisse face aux flux migratoires

C’est peu dire que l’Italie a été aux avant-postes de la crise migratoire qu’a connu l’Europe ces dernières années.
Depuis 2014, elle a accueilli plus de 600 000 migrants, dont une majorité d’Africains. Certes, avec les accords signés avec les pays de transit (en particulier la Libye), le chiffre des entrées a commencé à décroître en 2017 (avec 119 000 nouveaux migrants contre 180 000 l’année précédente).
Mais la pression reste importante. Conséquence : la question migratoire qui ne préoccupait que 4% des Italiens en 2013 en inquiète 33% aujourd’hui (Eurobaromètre, novembre 2017).
Face à cette « ruée vers l’Europe » (titre du best-seller du journaliste français Stephen Smith paru en février 2018), les Italiens se sont sentis bien seuls et il est vrai que leurs partenaires n’ont pas fait preuve de beaucoup de solidarité.
Mais si les États-membres ont fait preuve d’égoïsme, il est également vrai que l’Union européenne n’a pas fait montre d’une grande volonté é de stopper les flux.
En 2016, Jean-Claude Junker invitait les peuples européens à « être plus accueillants ».
Le 27 mai dernier, il prévenait que la Commission veillerait « à la sauvegarde des droits des Africains en Italie ».
De telles déclarations ne peuvent que créer ressentiments et colères parmi les peuples européens.
Comme les autres habitants du continent, « les Italiens ne veulent pas être pauvres et étrangers dans leur pays », a averti l’ancien Premier ministre français Dominique de Villepin.

La peur du déclassement économique

Si la question migratoire a lourdement pesé dans les élections italiennes, c’est sur la question de l’euro que le bras de fer s’est engagé entre le président de la république et la Ligue du nord et le MSS, sortis vainqueurs des élections du 4 mars.
En arrière-plan, c’est toute la politique que ses adversaires appellent « de Bruxelles », « d’austérité », « néolibérale» ou de« l’Europe allemande » qui est en jeu.
Son rejet constituait le principal point de convergence de la Ligue du nord et le M5S.
Sans pour autant accorder un trop grand crédit aux propositions économiques de ces deux formations, il est permis de constater, dix ans après le collapse de 2008, que les politiques menées depuis sur le continent n’ont pas permis de ramener la croissance, l’emploi ni la prospérité.
De fait, 23% des Italiens risquent aujourd’hui de passer sous le seuil de pauvreté, une hausse de 3,5% en deux ans malgré le retour timide de la croissance (étude Bankltalia, mars 2018).
Retraités, étudiants, classe moyenne : comme ailleurs en Europe, le déclassement et la précarisation sont l’horizon de millions d’italiens.
La popularité de la proposition phare du M5S visant à créer un revenu citoyen (780 euros par mois) ne s’explique pas autrement. Et l’Union européenne est mise au banc des accusés – ainsi que Berlin.

Le rejet massif des élites politiques traditionnelles

Mais elle n’y est pas mise seule avec, troisième côté du carré magique de la défiance, le rejet massif des élites politiques traditionnelles.
En France, avec la quasi-disparition du Parti socialiste et l’effondrement de la droite à l’occasion de l’élection d’Emmanuel Macron, on a appelé ce mouvement le « dégagisme » : un coup de balais massif et brutal des responsables politiques qui gouvernaient le pays depuis des décennies (du moins en apparence…).
Partout en Europe, des partis nouveaux, que leurs adversaires qualifient de « populistes », émergent, sont aux portes du pouvoir ou l’exercent déjà. En Allemagne, avec 12,6% des voix, l’AfD a fait une entrée fracassante au Bundestag l’an passé.
En Italie, pays d’arrangements parlementaires et de combinazione entre partis, l’aspiration au changement était immense.
Malgré sa jeunesse et son énergie, Matteo Renzi, président du Conseil entre 2014 et 2016, n’avait pas réussi à faire oublier qu’il avait entamé sa carrière sous le parrainage du vieux Romano Prodi.
Silvio Berlusconi, trois fois président du Conseil, a 81 ans.
Et le terne Paolo Gentiloni gouvernait le pays depuis dix-huit mois à la tête d’un gouvernement de techniciens identifiés au « système » dont les gens ne veulent plus.
Matteo Salvini, patron de la Ligue du nord et nouveau ministre de l’intérieur, a 45 ans et Luigi Di Maio, tête d’affiche du M5S et désormais ministre du Développement économique, du Travail et des Politiques sociales, 31 ans.
Aussi incertaine qu’apparaisse leur alliance, le vent frais qu’ils font souffler sur la politique séduit un nombre croissant d’italiens.

Le déni démocratique de ces élites

Et cette séduction fonctionne d’autant mieux que les élites traditionnelles, largement décrédibilisées, osent des manœuvres qui entrent en contradiction flagrante avec le suffrage des citoyens.
En France en 2007, le vote par le Parlement du traité de Lisbonne, texte quasi-identique au traité constitutionnel rejeté par référendum deux ans auparavant, constitue assurément un « cancer » politique qui se prolonge et métastase.
En Italie, le coup de force du président Sergio Mattarella, vieux routier de la démocratie-chrétienne, quatre fois ministres ces trente dernières années, cherchant à faire nommer un président du Conseil dont les options diffèrent radicalement de ce qu’ont exprimé les urnes en mars dernier, s’apparente à ce déni.
Or, c’est donner de solides raisons aux citoyens de rompre définitivement avec l’élite qui ne l’écoute plus.
Quant au surplus un commissaire européen, l’Allemand Günther Oettinger en l’occurrence, se permet de déclarer que « les marchés vont apprendre aux Italiens à bien voter», il ne faut pas s’en étonner.
Charles Millon, ancien ministre de la Défense
Fondateur de l’Institut Thomas More (www.institut-thomas-more.org)
http://www.charlesmillon.org