Les deux guerres du Mali
Comme souvent en Afrique, les élections présidentielles maliennes du 29 juillet dernier risquent de ne rien changer à la situation du pays.L’élection contestée d’Ibrahim Boubacar Keïta, dit « IBK », et la perspective des élections législatives prévue le 28 octobre prochain vont plus sûrement fracturer encore la société malienne que permettre de relever les défis urgents du pays : lutte contre la pauvreté (le Mali est le 17e pays le plus pauvre du monde), lutte contre la corruption endémique ou contre les trafics mais surtout le divorce chaque jour plus profond entre le nord et le sud du pays.
La France, présente sur le terrain et qui porte le régime à bout de bras, est prise au piège d’une situation de plus en plus sans issue.
Le 11 juin dernier, un mois avant l’élection présidentielle, le ministre des Affaires étrangères français Jean-Yves Le Drian expliquait pourtant que « dans les accords d’Alger, il y a tout ce qu’il faut pour retrouver la paix au Mali et plus globalement au Sahel ». A quoi il ajoutait, sur un ton moins diplomatique : « Encore faut-il avoir la volonté politique de transformer ces accords en réalité. Ce n’est pas encore le cas, je souhaite que ce soit le cas après l’élection présidentielle ».De fait, plus de cinq ans après l’opération militaire qui avait consisté à repousser la progression fulgurante de groupes armés dans le pays, rien n’est réglé dans ce pays immense (1,2 millions de km2), composite et fragile. Ce que révèlent ces cinq années sans résultats politiques probants, c’est la divergence croissante des objectifs et des agendas entre Paris (et plus globalement la communauté internationale) et Bamako.2013 : Paris « sauve » BamakoSans revenir en détails sur les événements passés, il faut rappeler que la France était intervenue en janvier 2013 pour « sauver » Bamako de divers groupes armés, au premier rang desquels le mouvement salafiste Ansar Dine (allié de circonstance du Mouvement national pour la libération de l’Azawad, MNLA), venus du Nord sahélien, de la région de l’Azawad (qui correspond aux trois régions maliennes de Kidal, Tombouctou et Gao).Les 3 500 hommes de l’opération Serval stoppèrent net leur progression et les repoussèrent vers le nord.
Devenue l’opération Barkhane en août 2014 et intégrant des forces de pays voisins, l’action de France a consisté à éliminer au maximum les groupes djihadistes mais surtout à les éparpiller au maximum, pour les affaiblir, sur le territoire immense de l’Azawad.Dans le même temps, il a fallu sécuriser la frontière nigérienne pour stopper les flux d’hommes et d’armes provenant en particulier de la Libye. Aujourd’hui, 1 600 soldats français sont encore présents au Mali, mais plus de 4 000 sont actifs au Sahel (Mauritanie, Burkina Faso, Niger et Tchad). Sur le plan tactique, ils réalisent des frappes ponctuelles et ciblées sur des groupes, des convois ou des sites djihadistes.
L’immensité du territoire interdit de le contrôler totalement. C’est pourquoi Paris demande à Bamako de prendre le relais sur le terrain en déployant son armée mais, surtout, d’enclencher le processus politique prévu par l’accord d’Alger signé en juin 2015 entre les autorités maliennes et la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA).Le vieux « problème touareg »Car le nœud du problème est là : dans la méfiance séculaire qui oppose, schématiquement, les Touaregs du nord et les Bambaras du sud. Si la France mène depuis cinq ans une « guerre contre le terrorisme », on peut dire que Bamako mène une guerre politique, économique et sociale contre les revendications autonomistes des groupes du Nord – non seulement touaregs mais aussi peuls. Une partie importante de la situation malienne s’explique en effet dans la cohabitation dans le même pays de populations ethniquement et culturellement très différentes.Les Touaregs, qui sont des Berbères nomades, ne se sentent rien de commun avec les populations du sud.
Historiquement, les « hommes bleus », aussi appelés les « hommes des espaces infinis », ont toujours vécu dans les vastes zones désertiques du Sahel.Les frontières souvent artificielles, tracées lors de la décolonisation, ne signifient rien pour eux qui commercent et mènent leurs troupeaux sans s’en soucier.
Bien sûr, l’époque a changé et le peuplement touareg s’est peu à peu dilué parmi la population des agriculteurs noirs et des nomades peuls. Pour autant, sa spécificité a demeuré et le « problème touareg » n’a jamais trouvé de solution depuis l’indépendance du Mali en 1960. Pour preuve, en cinquante ans, quatre conflits ont opposé Bamako au Nord : en 1963-1964 (avec des massacres de civiles importants), en 1990-1996, en 2006, en 2007-2009.
Des conflits qui ont créé de très lourds contentieux entre les deux parties. Des décennies pendant lesquels l’État malien ne s’est que très peu soucié du développement du Nord.
Les accords d’Alger : solution ou problème ?Et c’est dans ce contexte qu’a éclaté un cinquième conflit, en janvier 2012, qui opposait l’armée malienne aux rebelles touaregs du MNLA et à Ansar Dine, alliés à d’autres mouvements islamistes.Le MNLA revendiquait l’autodétermination et l’indépendance de l’Azawad – que refusait le gouvernement malien, au nom de l’intégrité du territoire. Tout en intervenant militairement en 2013, la France poussa beaucoup les parties à négocier, ce qui aboutit aux accords d’Alger de 2015, auxquels le ministre des Affaires étrangères français Jean-Yves Le Drian a rappelé son attachement.
Pourtant, force est de reconnaître que ces accords n’ont pas produit beaucoup de résultats.Et pour cause : stipulant l’intégrité du Mali et n’ouvrant aucune voie à une plus grande autonomie des régions du Nord, ils se contentaient de reconnaître en termes vagues la spécificité de l’Azawad.
Ils ne contenaient pas d’avancées par rapport aux accords de 1992 et de 2006, suite aux précédents conflits, qui avaient déjà concédé la création d’assemblées régionales et la responsabilité d’une partie de la sécurité au niveau local.
La France prise au piègeFace à ce blocage, la France, et derrière elle la communauté internationale, piétinent. Les forces sur le terrain sont dans une situation impossible, incapables d’agir sur un conflit ethno-régional qui les dépasse.Elles continuent leurs opérations ponctuelles de « nettoyage » contre les cibles jihadistes mais sont sans moyens structurels et pérennes pour agir sur les racines de la situation : l’irrédentisme touareg sur lequel est venu se greffer l’islamo-terrorisme.
La présence militaire française a donc de moins en moins de sens dans un contexte où le gouvernement qu’elle est venue soutenir, poursuit des objectifs divergents, voire contradictoires, des siens. Pourquoi la France reste-t-elle au Mali ? Quels sont les objectifs de sa mission aujourd’hui ?Quel est son calendrier à moyen terme ?
Ces questions, que posent en off de plus en plus d’officiers généraux, embarrassent les responsables politiques qui ne veulent manifestement pas mettre la pression sur IBK pour qu’il envisage de respecter enfin des accords d’Alger.
La clé institutionnelleCe serait pourtant la clé du problème. Dans un pays réunissant des populations si différentes et animées par une méfiance réciproque séculaire, le centralisme pyramidal hérité de l’administration coloniale française est voué à l’échec.Seul un fédéralisme intelligent et adapté aux réalités locales permettrait de rouvrir le jeu et de débloquer un processus de paix au point mort.
La solution au problème malien est donc institutionnelle.Mais, gêné par son passé colonial et redoutant par-dessus tout d’être accusé d’ingérence, Paris n’ose pas pousser sur cette voie. Et Bamako ne voit aucune raison de s’engager sur un chemin qui aboutirait à l’amoindrissement de son pouvoir.
Il est vrai aussi que l’ampleur des difficultés auxquelles le Mali a à faire face ne l’incitent pas à ouvrir un pareil chantier. Les tensions ethniques apparues début 2018 dans le centre du pays où les Dogons (sédentaires) qui accusent les Peuls (nomades) de liens avec des groupes terroristes, compliquent encore l’équation.
Il n’en reste pas moins qu’au Mali, comme dans d’autres pays de la région, la question institutionnelle, aussi taboue soit-elle, est incontournable.Charles Millon, ancien ministre de la Défense (France) (www.charlesmillon.com) ,
cofondateur de l’Institut Thomas More (www.institut-thomas-more.org)