Revue politique Charles numéro 17 du 5 avril 2016
Propos recueillis par Arnaud Viviant
Portraits Nadège Abadie
Portraits Nadège Abadie
RENSEIGNEMENTS GÉNÉRAUX
Interview d’un Charles
Tu parles…
Charles MILLON
Charles Millon est ordolibéral, personnaliste, mutualiste, fédéraliste et chrétien. Il se réfère aussi bien à Péguy qu’à Proudhon. En 1998, l’ancien ministre de la Défense provoque un schisme en se faisant élire à la présidence du conseil régional de Rhône-Alpes avec le soutien du Front national. Il va alors éprouver la violence en politique, comme il le raconte sans fard dans cet entretien Charles.
C’est amusant, vous avez été ministre de la Défense alors que vous avez été exempté du service militaire.
En effet. Mais je ne suis pas sûr d’être le seul ministre de la Défense dans ce cas. J’ai été exempté car je fais partie d’une classe d’âge, 1945, où il y avait trop d’appelés à cause du boom de natalité. Je voulais faire la coopération, mais on a pris le prétexte d’une infection bénigne pour m’écarter.
Comment êtes-vous devenu ministre de la Défense. Etiez-vous spécialiste de ces questions ?
Vous savez, un homme politique n’est pas un spécialiste. Il a une vision du monde, une vision de la France. J’ai été élu pour la première fois en 1978. Le dossier de la défense fait partie de ceux que tout parlementaire travaille de façon particulière. Quand Jacques Chirac m’a proposé le ministère de la Défense, qu’il voulait que je prenne compte tenu des réformes qu’il désirait engager et de la confiance qu’il plaçait en moi, ce qui me flattait bien sûr, j’ai accepté. Ce ministère était à un tournant, puisqu’il s’agissait de mettre en place la suspension du service national et l’armée professionnelle. Il y avait besoin en outre d’engager la restructuration territoriale, si bien qu’il m’a fallu discuter de la fermeture de casernes avec un certain nombre de maires. Ce fut aussi le moment de la guerre en Bosnie, avec l’implication de la Force de Réaction Rapide de la France. Mais aussi les derniers essais nucléaires qui ont abouti à la construction du simulateur qui se trouve à côté de Bordeaux et qui permet à la France de garder son indépendance en matière de défense. Bref, un certain nombre de dossiers extrêmement intéressants pour un homme politique, et qui font que j’ai vécu là un moment extraordinaire de ma vie.
Comment s’est passée cette fin du service militaire ? Comme une lettre à la poste ?
Il faut savoir qu’à l’époque, sur une classe d’appelés, 15% étaient exemptés parce qu’ils ne maîtrisaient pas le français, n’étaient pas intégrés et se trouvaient tout en bas de l’échelle sociale. Puis vous aviez 15% de planqués, pour dire les choses comme elles étaient.
Les 70% restants avaient ce qu’on appelait une affectation rapprochée. Vous aviez donc une armée qui n’arrivait pas à être professionnelle puisque ses crédits étaient affectés à la gestion de ces appelés, lesquels ne vivaient pas la vie militaire comme dans d’autres périodes de l’histoire de France. Beaucoup d’officiers, de militaires de carrière souhaitaient une vraie réforme. Auraient-ils aimé qu’on maintienne un service militaire minimal ? Certains oui. Mais il n’y a pas eu un très long débat. Personnellement, quand j’ai pris mes fonctions comme ministre, j’étais favorable au maintien de la conscription. C’est après avoir étudié le dossier avec un certain nombre d’officiers et de spécialistes qu’on a décidé de suspendre le service militaire. Car je vous rappelle qu’il n’est pas abrogé, mais seulement suspendu. On se rend compte aujourd’hui que notre choix était judicieux, car on s’aperçoit que l’armée française ne pourrait pas effectuer des interventions telles qu’au Mali, en Centrafrique ou au Tchad aujourd’hui si elle supportait encore le poids des appelés.
Ce n’est pas très noble mais je me rappelle avoir voté pour Mitterrand en 1981 parce qu’il promettait de mettre fin au service militaire que je n’avais, à dire vrai, pas le cœur de faire. En revanche, je n’ai pas souvenir que Chirac en ait, de son coté, fait une promesse de campagne.
Effectivement, il souhaitait le faire mais il n’en a pas fait un thème de campagne. En revanche, quand il m’a appelé, il m’a dit : »Il faudra que tu étudies ce dossier-là ». Comme je vous l’ai dit, je n’y étais pas favorable, mais je me suis incliné devant la réalité.
Revenons en arrière. Jeune, vous aviez créé le Cercle Charles Péguy. Qu’étais-ce ?
C’est quelque chose que nous avons créé en 1965, à Lyon, pour permettre à des jeunes s’acquérir une formation politique. On invitait des conférenciers, que ce soit des spécialistes du droit, de la politique, de la géopolitique, des intellectuels, des écrivains.
On proposait à peu près deux conférences par semaine. Cela s’adressait à des personnes qui faisaient partie de ce qu’on appelle traditionnellement la droite. C’était très large. On organisait des universités, même si on ne les appelait pas comme ça à l’époque. On étudiait des sujets comme : « Quelle économie pour la France » ou « Faut-il développer la construction européenne ? » Cela allait assez loin puisqu’à une époque où l’écologie n’était pas à la mode, je me souviens d’avoir écouté un homme qui m’a beaucoup marqué, le philosophe Gustave Thibon.
Il était venu nous expliquer qu’il fallait respecter la nature. C’est le premier écologiste que j’ai connu.
Mais pourquoi l’avoir appelé le Cercle Charles Péguy ?
C’est d’abord un écrivain extraordinaire. Mais une personne qui était aussi très attachée, au sens noble du terme, à la France. C’était un patriote, quelqu’un d’enraciné, historiquement et géographiquement. C’est un homme qui a chanté la cathédrale de Chartes, notre histoire de France à travers Jeanne d’Arc. Pour nous, il était l’auteur qui incarnait le mieux notre pays. C’est vrai qu’il a eu des tendances, et même plus que ça, des options socialistes du point de vue économique. Mais je vais vous dire : un homme comme Proudhon est aussi un des auteurs que j’affectionne. Car Proudhon est fédéraliste. Car est pour que la personne humaine retrouve sa place dans la société. Il a été classé à gauche parce qu’il était pour la coopération et la mutualité. Mais vous savez, la gauche et la droite, à travers l’histoire, elles changent, hein !
Est-ce qu’à ce moment-là, vous envisagiez déjà une carrière politique ?
Oui. Dès l’âge de 15, j’ai eu envie d’action politique, de réformer mon pays, de vivre les évènements.
Vos parents faisaient de la politique ?
Mon père était un industriel. Il était certes adjoint de sa mairie, mais non, il ne faisait pas de politique.
Et c’est dans ce cercle Péguy que vous rencontrez votre femme…
Oui, en 1968. A ce moment-là, nous fondons le MADEL, le Mouvement autonome des étudiants de Lyon. Ma future femme y était, moi aussi. On était favorables à l’instauration d’universités autonomes, face au mammouth de l’Education nationale. On était donc des précurseurs…
Oui, c’est ce que Sarkozy a fait !
Je dirais plutôt : c’est ce qu’il a essayé d’entreprendre, parce que ce n’est pas fini, il reste beaucoup à faire !
Donc, on était très, très en avance. Pendant Mai 68, il y avait, d’un côté, les conservateurs qui sont allés défiler sur les Champs-Elysées et, de l’autre, ce qu’on appelait à l’époque les gauchistes, Cohn-Bendit et consorts. Mais nous, nous n’étions ni d’un côté ni de l’autre. Nous étions déjà, tout comme nous le sommes aujourd’hui, personnalistes, fédéralistes, pour une autonomie et une évolution des structures sociales telles qu’elles existaient à l’époque.
Vous n’étiez pas donc comme ceux qui allaient devenir plus tard vos amis- je pense par exemple à Alain Madelin qui, vers 68, faisait partie du groupuscule d’extrême droite Occident-, dans la bagarre ?
Jeune, j’étais favorable à l’Algérie française mais je n’étais pas dans des mouvements, comment dirais-je, de droite déclarée. J’étais au cercle Charles Péguy et au MADEL. Ensuite quand je suis entré dans la vie politique, je suis allé au CNPI, le Centre des national des indépendants et paysans, dont Antoine Pinay était l’ancêtre. Ensuite, je suis devenu républicain indépendant. En 1978, nous formons l’UDF avec les radicaux et le CDS. Je faisais partie de ce courant et j’y assumé des responsabilités, puisque j’ai été président du groupe UDF durant six ans à l’Assemblée nationale. Je faisais partie des libéraux sociaux si je puis utiliser cette expression. Historiquement, je ne fais pas partie de la tradition gaulliste.
Centriste, ça vous va ?
Non, je fais partie de la droite libérale et sociale.
Giscardien ?
Ah oui. J’étais dans ses comités de soutien en 1981, ce qui n’a pas donné le résultat attendu, mais bon. Ce fut ensuite la traversée du désert. Puis j’ai créé Le Cercle avec des RPR, Philippe Seguin et Michel Noir, et des UDF comme François Daubert. Après quoi, je me suis beaucoup engagé avec le Parti républicain. Puis en 1989, j’ai créé les Rénovateurs, avec des RPR et des CDS. On a tout fait pour rénover le paysage politique, on eu du mal. Puis en 1995, puisque l’UDF n’était pas présente à cette à cette élection présidentielle et qu’on avait le choix entre deux RPR, j’ai choisi Jacques Chirac.
Pourquoi ?
Parce que Jacques Chirac défendait une politique de rupture et que je pensais qu’elle était ce qu’il fallait pour la France. Les réformes ne suffisaient plus. Il fallait lutter contre la fracture sociale, ce qui était le thème de la campagne de Jacques Chirac. On n’a pas réussi puisqu’il y a eu la dissolution et qu’on a perdu les élections. Mais je pense que c’était un peu prémonitoire par rapport à la situation actuelle. On se rend bien compte qu’il faut faire des réformes fondamentales dans les domaines de l’éducation, de la fiscalité, de la réforme du territoire.
Aujourd’hui, on ne peut envisager simplement de mener une politique de gestion. C’est une politique de rupture qu’il faut faire.
Quand en 1995, vous soutenez Chirac, Giscard était d’accord ?
J’étais très proche de Giscard à cette époque et j’ai fait ce choix avec lui. Et je vous rappelle que Giscard a soutenu Chirac dès le premier tour.
Quels étaient vos rapports avec Alain Juppé lorsque vous étiez ministre de la Défense et lui Premier ministre ?
Oh, j’étais très proche de Chirac parce qu’un ministre de la Défense dépend plus du président de la république que du Premier ministre.
Et aujourd’hui, vous avez de bons rapports avec Alain Juppé ?
Vous savez, je suis plutôt d’un caractère cordial. Je le revois très peu puisque nos itinéraires se sont séparés à un moment donné. Mais quand je le vois, on a les meilleurs rapports du monde …
Souhaiteriez-vous qu’il gagne la primaire ?
Pour le moment, je regarde. Je suis observateur de la vie politique. Je pense juste qu’avant de parler de primaire et de candidature, il faudrait parler de programme.
Vous parliez de fédéralisme tout à l’heure. Pourtant, à cette époque, on était à droite, plus étatiste que fédéraliste.
Je n’ai jamais été étatiste. J’ai toujours voulu que l’état crée des conditions favorables, mais ne prenne pas toutes les décisions. On faisait partie de ce courant des ordolibéraux qui s’est exprimé après la guerre avec le miracle allemand, à travers des gens comme Adenauer ou Schuman. Ce mouvement faisait confiance aux gens. L’État n’est pas là pour tout faire. Il est là pour faire faire.
Vous étiez très minoritaires en ce temps-là ?
Oui, très doucement nous sommes devenus de moins en moins, et je pense que maintenant, on est devenus quasiment majoritaires.
Vous êtes pour un Europe fédéraliste, donc ?
Je suis pour la vraie Europe Fédérale. Parce que très souvent on présente l’Europe fédérale comme une Europe centralisatrice alors qu’elle est l’inverse. Je suis pour une Europe qui ne prenne que des compétences essentielles. Je pense qu’une Europe à 28, ce n’est pas possible, il nous faut une Europe qu’avec quelques pays. En ce cas, il faudrait que l’Europe dispose des compétences essentielles, et laisse aux nations, aux régions, aux régions, aux communes, la plupart des compétences.
Tout ce qui peut être fait au plus proche de la personne doit l’être. Le principe qui est à la base de même de toute vie politique, c’est celui de la subsidiarité.
Autrement dit : tout ce qui peut être fait dans la commune doit rester au niveau de la commune. Tout ce qui peut être fait dans la région doit rester à l’échelle de la région. Et tout ce qui peut être fait dans la nation doit rester de la compétence de la nation. Au niveau européen, on ne peut pas centraliser comme on le fait malheureusement aujourd’hui. Ceci crée ce problème entre l’Europe et les nations.
On en arrive aux élections régionales de 1998 où vous faites alliance avec le Front national.
Je n’ai jamais fait alliance avec le FN. Il y a un parti qui s’appelle le Front national, qui est reconnu par la République puisqu’il peut présenter des candidats. Ceux-ci siègent dans une assemblée et décident de vous soutenir. Selon une jurisprudence inventée par la gauche, on n’aurait pas le droit d’accepter leurs voix. Mais qu’est ce ça veut dire ?!
Mais en 1992, vous disiez le contraire.
Non. J’ai dit que je n’étais pas favorable à une alliance avec le Front national. Mais encore une fois en 1998, je ne fais pas alliance. J’accepte le soutien de conseillers régionaux qui ont été élus en toute régularité. Si je n’ai pas voulu céder, c’est que je considérais qu’il s’agissait d’une atteinte à la démocratie. Ma position est la suivante : soit on considère que le Front nationale est un parti anormal et dans ce cas il faut l’interdire. Soit on considère qu’il est normal et, dans ce cas je vois pas, toujours pas pourquoi il n’aurait pas le droit de faire des alliances ici ou là. Il faudra me l’expliquer.
Est-ce que cette histoire vous a blessé ?
Bien sûr ! Si je disais le contraire, je ne serais pas normal. Voir des amis de toujours me tourner le dos parce qu’ils avaient peur qu’on les accuse… Ça vous fait mal. Mes enfants, on ne les saluait plus à cause de ça, et moi, on me jetait des pierres quand je sortais ! J’ai connu la violence en politique. Les gens ont oublié, mais le Maire de Briançon s’est fait casser la jambe à coup de barre de fer parce qu’il me soutenait.
Vous venez de fonder un think tank avec Charles Beigbeder. De quoi s’agit-il exactement ?
Avec la manif pour tous, on a vu des centaines de milliers de personnes s’éveiller à la politique. Un certain nombre de cercles comme les Veilleurs, rassemblant une nouvelle génération se sont créés. Certains d’entre eux ont souhaité réfléchir à la politique et même aller un peu plus loin.
C’est ce qui nous a amenés à fonder l’avant-garde, un réseau participatif où l’on travaille sur les lois qu’on aimerait voir mise en œuvre par le futur président de la République.
On va essayer de réunir assez de monde pour que le futur candidat retienne nos propositions.
Au fond, ce réseau ressemble au cercle Péguy dont nous parlions au début de notre conversation. Il s’inscrit dans sa continuité.
Le mariage homosexuel a été une blessure pour vous ?
Une blessure, non. Mais je pense que c’est une faute. Le mariage, c’est entre un homme et une femme, pour avoir des enfants. Sinon, il faut appeler ça « convention », pas mariage. Sauf si on veut fabriquer artificiellement des enfants. Mais là, c’est Prométhée ! Et l’homme devient fou.
Pour finir, que pensez-vous du pape François ?
Ah, il secoue bien ! Il pose le problème de la charité, le problème de la miséricorde.
On peut pécher mais on peut être pardonné. Tout n’est pas loi et règlement. Jean Paul II était un grand pape, mais un pape pastoral. Ensuite, Benoit XVI a remis d’équerre un certain nombre de points de doctrine, ce qu’il fallait absolument faire. Une fois son œuvre accomplie, il a démissionné pour laisser sa place à un pape charismatique. François restera dans l’histoire comme le pape de la miséricorde qui est la principale dimension de la religion chrétienne. On fait des fautes. Il faut nous pardonner.