A quand un nouveau Yalta ? par Charles Millon
La Libye est devenue le nouveau refuge de Daech, sa base de repli éventuel. C’est une réalité qui crève les yeux, mais que nous faisons semblant de ne pas voir.
Comme pour l’Irak-Syrie, sans doute découvrirons-nous demain, ébahis, qu’il y a fait son nid, creusé son sillon, s’y est fermement installé et que l’en déloger coûtera une guerre de plus – dont, semble-t-il, l’on parle déjà dans les états-majors occidentaux – une guerre dans un pays en proie à tous les chaos, toutes les anarchies, tel enfin que l’ont laissé MM. Sarkozy et Cameron, après leur intervention calamiteuse et opportuniste.
Mais, au-delà même du cas libyen, il faut intégrer le fait que, Daech ou tout autre nom dont elle se pare, cette idéologie est un cancer qui continuera de se déplacer et d’enfanter les guerres dans le monde.
Déjà, outre la Libye, Sinaï, Nigéria, Sahel, Afghanistan, et même Europe sont le terrain de jeu de cette guerre qui ne fera pas de prisonniers.
La radicalité, comme l’on dit, de notre ennemi est telle, sa haine à notre endroit – à l’endroit d’ailleurs de tout ce qui n’est pas lui – est telle qu’on voit mal comment négocier et trouver un accord de paix avec lui.
D’ailleurs, le voudrait-il, qui accepterait que nous vivions côte-à-côte avec un Etat, ou des Etats, qui pratiquent cette forme de charia, asservissant les femmes et généralement tous les non-musulmans, détruisant globalement tout ce qui nous paraît constituer l’humanité ?
La question, outre le fait de politique intérieure qui veut qu’on lutte au sein de nos nations européennes elles-mêmes, tient en ceci finalement : l’occident peut-il intervenir partout ?
Précisons : l’occident et ses alliés, puisqu’il faut intégrer dans cette lutte maintenant planétaire la Russie, l’Iran et certains pays de la péninsule arabique – les pays africains, eux, quoi qu’ils en aient la volonté, étant dans l’impossibilité financière et technique de combattre efficacement cette forme de guerre terroriste.
Nul doute qu’une grande conférence sous l’égide des Nations-Unies aurait dû avoir lieu il y a longtemps déjà : une sorte de Yalta qui consiste non à se partager le monde pour le dominer, mais à répartir les zones d’interventions entre les différentes forces, de façon à les stabiliser et les libérer.
Ce serait un projet à dix ans au moins, voire vingt.
Mais un projet nécessaire, requis par le nouvel ennemi protéiforme qui défie l’humanité entière.
Une nouvelle coopération mondiale tendue vers un but précis, comme cela existe, tout différemment, sur le plan écologique.
La zone à couvrir est gigantesque, et en sus, elle se trouve comme au milieu du monde. Du Pakistan à la Centrafrique, en passant par l’Irak-Syrie, l’Egypte, la Libye, le Mali, la Somalie et le Nigéria, c’est un arc immense qui recouvre grosso modo les pays à majorité musulmane .
Si l’on tente de le découper en pièces de puzzle, ce serait à la France dans la logique de ses interventions au Mali et en Centrafrique (dont les motifs furent différents cependant) de poursuivre sur sa lancée en sécurisant tout l’ouest africain, le Nigéria au premier chef.
Mais la zone est évidemment bien trop vaste, et l’on n’est plus au temps des empires coloniaux.
On peut regretter deux choses dans cette région : l’indifférence de l’ancien colonisateur anglais vis-à-vis du Nigéria, et la mollesse du soutien européen à la politique militaire de la France qui a pourtant stabilisé des lieux stratégiques et coupé court à une expansion rapide du djihad dans le Sahara-Sahel.
La France dispose là-bas d’un allié unique : le Tchad, seule armée opérationnelle dans cette partie du continent.
Les autres nations stables, comme le Burkina, le Bénin ou le Sénégal sont malheureusement ou mal armée ou trop fragiles intérieurement.
On pourrait néanmoins imaginer à moyen terme la création d’une force de réaction rapide africaine autonome, capable de cautériser les plaies nouvelles à temps.
L’Europe surtout, si elle a un sens, devrait prêter main forte à la France, au moins d’un point de vue financier et matériel.
En Libye, la situation est plus confuse que jamais, avec deux gouvernements recouvrant à peu près d’un côté la Tripolitaine, de l’autre la Cyrénaïque, et que l’on a jusqu’ici échoué à se fondre en un troisième.
Entre généraux fantoches et islamistes purs et durs, les opérations secrètes occidentales, françaises, américaines et anglaises, semblent pour le moment destinées uniquement à contenir le raz de marée de Daech.
La situation est telle, et les forces modérées ou tribales ayant été marginalisées, que ‘lon se retrouve selon l’analyse de Bernard Lugan, le grand africaniste, à s’allier avec les frères musulmans et Al Qaeda contre l’Etat islamique.
Charybde ou Sylla, telle semble l’alternative.
D’autant que les voisins de la Libye sont tout, sauf fiables : la Tunisie demeure sous la menace de ses propres islamistes, à peine écartés du pouvoir, et qui ne désespèrent pas d’y revenir bientôt.
En Egypte, malgré la grande figure du maréchal Sissi, soutenu par les Etats-Unis et le voisin saoudien, la population sunnite reste sensible aux sirènes des Frères musulmans.
Ne parlons pas du Soudan, au sud, plus fauteur de troubles qu’autre chose.
Quant à l’Algérie, elle attend frémissante le changement de pouvoir intérieur avant que d’intervenir éventuellement.
Mais la grande guerre qui a embrasé la moitié du monde musulman a aussi des répercussions, dont l’on parle moins dans les chancelleries occidentales de crainte de froisser nos alliés, jusque dans la péninsule arabique.
En effet, le conflit atroce du Yémen se poursuit, terrain de substitution pour la guerre larvée que se mènent l’Iran et l’arabie saoudite, emportant derrière eux respectivement le monde chiite et le monde sunnite tout entier.
De même, la révolte continue de gronder à Bahrein, pays majoritairement chiite dirigé par une monarchie sunnite.
Enfin, le soutien indirect des pétromonarchies à l’Etat islamique, relayées en cela aujourd’hui par la Turquie qui s’en cache de moins en moins, réclame une explication avec les régimes sunnites.
L’occident ne peut pas continuer indéfiniment sa politique qui consiste à éteindre là le feu qu’il a allumé ici.
Il faut malheureusement remarquer qu’aujourd’hui, seule la Russie, quoiqu’on puisse reprocher à son régime intérieur, a une politique cohérente sur ce plan-là.
Dans une grande conférence internationale qui se chargerait de mettre au point un plan pour régler ces conflits, sur une décennie au moins, l’Europe aurait une mission particulière.
Qui serait moins d’intervenir au coup par coup que d’établir un contrat pour former les armées de pays amis.
Il s’agit de coordonner les pays entre eux, sur cet arc entier qui va de l’Afrique noire à l’Irak.
Car nous sommes face à une guerre idéologique-type. Pour filer le parallèle avec le communisme, il est remarquable qu’elle s’étende partout en même temps, comme au temps de la guerre froide.
Face à cela, s’il veut seulement survivre, l’occident doit développer une vraie stratégie et une vraie tactique. Qui requerra toutes ses forces.
Charles Millon
Ancien ministre de la défense